Sabine Pirolt

Journaliste reporter
ENQUÊTE

150 ans de fascination

Craint et respecté, le Cervin n’a cessé de captiver des générations d’alpinistes. Nombre d’entre eux sont partis à l’assaut de ses parois de rochers abrupts et lisses. Sa première conquête a eu lieu le 14 juillet 1865. Retour sur une victoire qui a tourné au drame.

Récit. Le 14 juillet 1865, Edward Whymper, le guide Michel Croz et leurs cinq compagnons d’expédition sont les premiers à conquérir le Cervin. La descente tournera à la tragédie. (Photo © Kurt Müller)

L’ascension du Cervin par Edward Whymper, il y a cent cinquante ans, constituait non seulement la première conquête de ce sommet mais aussi un élément fondateur du développement de Zermatt, à mi-chemin entre la construction des premiers hôtels par Josef Anton Clemenz et Alexander Seiler dès 1853 et l’arrivée du chemin de fer en 1891.

«Escaladez les montagnes si c’est votre désir, mais souvenez-vous que le courage et la force ne sont rien sans la prudence, et qu’un instant de négligence peut détruire le bonheur de toute une vie. Ne faites rien précipitamment, surveillez bien chacun de vos pas, et dès le début d’une ascension pensez à ce que peut être la fin.» C’est par ces mots que Whymper conclut son livre Scrambles amongst the Alps in the Years 1860-1869* paru en 1871. L’alpiniste et graveur anglais est alors âgé de 31 ans. Il y relate toutes ses ascensions dans les Alpes et la pire tragédie qu’il ait vécue: la chute de quatre de ses compagnons de cordée, le 14 juillet 1865, alors que l’expédition composée de sept hommes venait de gravir le Cervin, 4478 mètres d’altitude, en un peu moins de dix heures.

Le premier et rien d’autre
Eût-il été possible d’éviter un tel drame? Aujourd’hui, il est bien sûr facile de pointer du doigt tous les éléments qui se sont mis en place pour aboutir à ce funeste vendredi de la mi-juillet. La course effrénée à la conquête du Cervin, qui avait débuté début juillet entre Whymper et une équipe italienne menée par le guide Jean-Antoine Carrel, n’est sans doute pas étrangère à ce qui est arrivé. Edward Whymper a 20 ans lorsqu’il découvre les Alpes, envoyé en Suisse par une maison d’édition pour ses talents d’illustrateur. Au fil de ses pérégrinations artistiques, le jeune Anglais devient un alpiniste averti. Il inscrit à son palmarès des sommets comme la Barre-des-Ecrins, l’Aiguille-Verte, le Mont-Blanc, la Dent-Blanche. A l’époque, le Cervin, tel un aimant, attire bon nombre d’alpinistes. Président du Musée du Cervin, Edy Schmid explique: «Whymper était un peu fou. Il voulait être le premier. Le reste lui était bien égal. Le Cervin était le dernier sommet à conquérir. Quelque 45 tentatives avaient eu lieu depuis la Suisse et l’Italie. Les guides de Zermatt et de Cervinia disaient: «Personne ne nous prendra cette montagne.»

Huit tentatives infructueuses
En 1861, le premier des huit essais de Whymper se fait depuis le versant italien, qui paraît moins redoutable que le suisse. Pourtant, deux guides de Zermatt, les Taugwalder père et fils, affirment depuis des années que l’arête du Hörnli est la plus appropriée. Il qualifiera plus tard la paroi est de tricheuse. «Elle paraît être verticale alors que son angle d’inclinaison est de 40 degrés.» Lors d’une tentative en solitaire, il fera une sérieuse chute. Il se remet de ses blessures en quelques jours et repart de plus belle, avec Jean-Antoine Carrel, un guide local qui, toute sa vie, a rêvé de la conquête du Cervin, et son cousin. Le temps est mauvais. Les Carrel refusent de continuer. Lors d’une autre tentative infructueuse, en redescendant à Breuil, il apprend que John Tyndall, le célèbre physicien et alpiniste, vient de se mettre en route avec les Carrel. Ils échoueront. Pareil au joueur qui perd chaque coup, Whymper note qu’il n’en est «que plus impatient de tenter encore [sa] chance».

A la même période, une expédition – soutenue pour des questions de prestige national par le ministre italien des Finances – se prépare au départ de Breuil. Apprenant qu’elle sera guidée par les Carrel, malgré leur promesse de repartir avec lui, Whymper, trahi et privé de guide au départ de l’Italie, se précipite à Zermatt. Il y rencontre Lord Francis Douglas, un alpiniste chevronné malgré ses 18 ans, qui s’est assuré les services des Taugwalder père et fils, ainsi que le révérend Charles Hudson, 36 ans, un des plus grands pionniers des Alpes, accompagné de son protégé Douglas Hadow, 19 ans, et du guide chamoniard Michel Croz. Hudson avait planifié l’ascension avec un autre compatriote, mais ce dernier a raté une correspondance et n’est pas à Zermatt. Et comme une course contre la montre est engagée, il n’est pas question de l’attendre. Les sept hommes décident de tenter l’ascension par l’arête du Hörnli. A Whymper qui prend la précaution de s’informer sur le niveau de Hadow, Hudson répond: «J’estime qu’il est assez bon grimpeur pour venir avec nous.»

«Le monde à nos pieds»
La troupe s’élance à l’assaut du Cervin le 14 juillet à 3 h 50 après avoir passé la nuit au pied du sphinx. Douglas Hadow est à la traîne. Dans son ouvrage, Whymper raconte la course entre lui et Croz, à quelques centaines de mètres du sommet. Les deux hommes se sont détachés de la cordée. Un événement qui est symbolique du manque d’esprit de camaraderie de ce groupe formé à la hâte. Edy Schmid détaille: «Croz était en tête de cordée et c’est Whymper qui a coupé la corde pour être le premier.» Ce dernier écrira: «A 13 h 40, le monde était à nos pieds, le Cervin était conquis!» L’Anglais et le Français aperçoivent l’équipe italienne en contrebas. Ils poussent des hurlements de victoire et envoient quelques fragments de rocher dévaler la pente pour attirer leur attention. Ils les voient rebrousser chemin. Les cinq autres les ont rejoints. Les sept hommes restent une heure durant au sommet. Comme ils n’ont pas pensé à emporter un drapeau, ils en improvisent un avec la blouse de Croz.

Il est l’heure de redescendre
Michel Croz prend la tête de la cordée. Aujourd’hui, le guide descend derrière son client pour le retenir en cas de chute, mais à l’époque la pratique était différente. Croz est suivi par le maillon faible, Hadow, le révérend Hudson et Douglas. La corde n’est pas assez longue pour les trois autres qui forment une deuxième cordée, reliée à la première par une corde moins solide que les deux principales. La descente vient de commencer lorsque Hadow glisse, entraînant avec lui Croz puis ses deux autres compagnons de cordée. La corde entre les deux équipes se rompt et les quatre alpinistes disparaissent dans le vide. Trois des quatre corps seront récupérés un jour plus tard, à 1200 mètres de l’accident.
Une enquête menée par un juge local – dont les interrogatoires des survivants peuvent être parcourus au Musée du Cervin – innocentera le vieux Taugwalder, soupçonné d’avoir coupé la corde qui reliait les deux groupes pour sauver sa vie, lors de la chute. Mais les rumeurs ont la vie dure. Il devra s’exiler quelques années aux Etats-Unis, faute de clients. Dans son ouvrage, Whymper se montre ignoble envers lui, suggérant que l’emploi d’une corde de moindre qualité faisait son affaire. Il y décrit également sa déchéance avec des mots durs. Et Edy Schmid de conclure: «Il faut respecter Whymper, il a fait beaucoup pour la première ascension. Mais, lorsque l’on connaît toute l’histoire, on voit les choses autrement. Sans les Taugwalder et Croz, il n’aurait eu aucune chance d’arriver au sommet.»

 Edward Whymper (à droite avec le chapeau noir), le guide Michel Croz  (moustaches) et leurs cinq compagnons d’expédition 

* «Scrambles Amongst the Alps in the Years 1860-1869». En libre accès sur www.gutemberg.org A lire également: «Edouard Whymper, le vainqueur du Cervin». De Frank Sydney Smythe. Ed. Novos, 1944. «Der Wahrheit näher». De Hannes Taugwalder et Martin Jaggi. Glendyn Verlag, 2013.

Téléchargez le pdf Paru le 8/01/2015 dans l'Hebdo
Rencontre

Trois guides appartenant à trois générations différentes et un jeune alpiniste zermattois, un des meilleurs grimpeurs sur glace du monde, racontent leur Cervin. Frissons garantis.