Des feuilles de coca aux vendeurs de rue, une étude passionnante détaille les étapes du trafic et donne pour la première fois les volumes de cocaïne consommés dans le canton de Vaud.
Une première. C’est ainsi que Pierre Esseiva, professeur à l’École des sciences criminelles, définit les résultats de l’étude MARSTUP (1) sur le marché de la cocaïne et les autres stimulants, dans le canton de Vaud. « Nous avons estimé les volumes consommés en sondant les consommateurs et en analysant les eaux usées, c’est la première fois que cela a été fait. » Fruit de la collaboration entre l’UNIL, l’Institut universitaire de médecine sociale et préventive et la fondation Addiction Suisse, ce rapport de deux cents pages révèle des chiffres inédits. Il brosse également un tableau très instructif du marché de la cocaïne, de ses origines à sa consommation dans le canton de Vaud. C’est Robin Udrisard, doctorant à l’École des sciences criminelles, qui a étudié les volumes consommés. Le sujet de sa thèse porte sur l’application de l’analyse des eaux usées dans le cadre du marché des stupéfiants. « On a une approche bottom up, on se base sur ce qui est consommé, car il y a très peu de données fournies par les douanes et dès que l’on remonte les échelons du marché, il est très difficile d’y voir clair. On lit et on entend beaucoup de choses basées sur peu de faits. Avec cette étude, nous apportons des éléments factuels. »
C’est en Amérique du Sud, montagneuses de la Colombie, du Pérou et de la Bolivie, que sont cultivés la majorité des cocaïers (voir l’infographie en p. 43). Cette culture représente quelque 156 000 hectares, soit à peu près la surface du canton de Lucerne. Les buissons de coca sont plantés par de petits agriculteurs sur des surfaces qui ne dépassent pas 5000 mètres carrés. Les feuilles qui servent à la production de cocaïne sont récoltées plusieurs fois par an. Un tiers de cette production est directement transformée par les paysans. Les deux premières étapes de production, soit l’extraction de la pâte de coca à partir des feuilles et la purification de cette pâte en cocaïne base, ne nécessitent pas de grandes connaissances techniques.
Production en Amérique du Sud
Sur l’écran de son ordinateur, Pierre Esseiva montre un reportage au coeur de la jungle colombienne : pieds nus, des hommes piétinent des feuilles dans un bassin contenant un peu d’eau. Le pétrissage terminé, un homme jette un seau de chaux dans la cuve, puis un autre de kérosène. Il goûte le mélange et le recrache dans la cuve. La mixture est à son goût. Encore deux opérations chimiques et le tour est joué : la cocaïne apparaît sous forme de gomme jaunâtre, la pâte de coca. En 2016, les forces de l’ordre colombiennes ont détruit environ 4 600 de ces « ateliers ». La troisième étape, soit la transformation de la cocaïne base en hydrochloride ( cocaïne HCI ), dure environ six heures et se déroule dans des laboratoires qui requièrent souvent des investissements importants. Ces petites entreprises illégales font le lien entre la production agricole et le trafic international.
Voyage vers l’Europe
La cocaïne transite de plus en plus par les ports de marchandises d’Amérique centrale, du Venezuela et du Brésil. Elle y est amenée par voie terrestre et aussi grâce à de petits avions qui décollent de pistes d’atterrissage illégales dans la jungle. « On estime que la valeur de la cocaïne qui est transportée chaque année du Pérou au Brésil représente 4,5 milliards de dollars (idem en francs suisses, ndlr) », détaille Pierre Esseiva. La méthode la plus connue pour transporter la drogue est celle du rip on / rip off qui s’appuie sur le transport légal de marchandises dans des containers. Des dizaines, voire des centaines de kilos de cocaïne y sont cachés. Le plus souvent, les expéditeurs des marchandises licites n’ont rien à voir avec ce trafic. Par contre, des employés portuaires et des douaniers y collaborent, en retirant la cocaïne à son arrivée et en refermant les containers avec de faux scellés qui portent le même numéro que les originaux. Parfois, les complices n’ont pas le temps de retirer la cocaïne. Cela amène à des saisies comme celle de Bâle (190 kilos) en 2015.
Distribution en Suisse
Arrivée en Europe, la cocaïne est stockée à proximité des grands ports. Pour la Suisse, les principaux lieux d’arrivée sont l’Espagne et les Pays-Bas, mais aussi le Portugal, la Belgique et l’Italie. Parfois la cocaïne transite par l’Afrique de l’Ouest avant d’arriver en Europe. Ce sont ensuite les mules ou les transporteurs qui amènent la drogue dans les lieux de dépôt en Suisse. Ils l’ingèrent, la transportent dans leurs bagages, la cachent sur eux ou dans un véhicule. Une autre pratique, spécifique aux groupes ouest-africains, consiste à dissimuler des fingers de cocaïne (sortes de gros suppositoires contenant 10 grammes) dans l’anus. Les quantités transportées tous moyens confondus ? Entre 0,5 et 5 kilos. Une mule professionnelle peut faire plusieurs voyages par mois. Les trafiquants nigérians – qui dominent également le marché suisse – pratiquent les transports groupés. Des semi-grossistes font des commandes auprès de plusieurs grossistes à l’étranger. Elles sont rassemblées dans le pays de départ et la livraison se fait dans un appartement en Suisse. Des coursiers qui travaillent pour les semi-grossistes viennent récupérer leur marchandise dans les 24 à 36 heures. Un semi-grossiste peut alimenter plusieurs dizaines de vendeurs au détail et être lui-même vendeur, car il garde sa clientèle acquise en tant que détaillant. C’est à travers des liens dans le réseau qu’un bon vendeur peut devenir semi-grossiste. Il doit alors acheter le contact du grossiste à son fournisseur (de 5 000 à 10 000 francs).
Des barons aux mules
Ce sont les réseaux nigérians qui sont les plus importants, en nombre d’individus et en parts de marché. Pays le plus peuplé d’Afrique, avec plus de 190 millions d’habitants, le Nigéria compte l’une des populations les plus jeunes au monde. Pierre Esseiva, qui s’y est rendu, constate : « La moitié des habitants vit dans une pauvreté extrême car l’État ne remplit pas son rôle de redistribution des richesses. La corruption est profondément ancrée, et si une personne ne naît pas dans la bonne famille, elle n’a aucun espoir de rien. » Des barons aux vendeurs en passant par les logisticiens et les mules appelées « Nnunus », l’étude décrit cinq rôles. Pierre Esseiva explique : « Il n’y a pas de structure hiérarchique claire comme dans la mafia, mais des cellules de 10 à 12 hommes dont les rôles sont interchangeables. C’est leur force, ils sont très inventifs et débrouillards. » Ces réseaux lâches fonctionnent à la confiance (liens familiaux, locaux, ethniques). Si les rôles sont interchangeables, n’est pas baron ou « Big Oga » qui veut. Au Nigéria, il faut être proche du pouvoir et avoir de l’argent pour être gros trafiquant. Certains hommes d’affaires n’importent pas que des appareils électroniques ou des voitures. Les « Big Oga » s’appuient sur des intermédiaires qui ont des connexions et donnent toutes sortes de conseils (approvisionnement, routes, emballage). Quant aux mules, elles pullulent. « Le problème, c’est de trouver des courriers capables d’avaler plus d’un kilo de cocaïne sous forme de fingers. Certains s’aident avec une sauce très grasse », détaille Pierre Esseiva. Au Nigéria, le revenu mensuel moyen est de 200 francs. Faire la mule rapporte 2000 francs par voyage.
Vendeurs de rue
Au bout de la chaîne : les vendeurs. Ils viennent en majorité de pays africains, dont la Guinée, la Gambie, le Sénégal et le Cameroun. Arrivés en Europe, s’ils en ont les moyens, ils tenteront un mariage blanc. Si ce n’est pas le cas, il leur reste la clandestinité ou la demande d’asile, qui n’a pas de chance d’aboutir. Ils travaillent grâce aux contacts qui leur ont été fournis. Les novices font une sorte d’apprentissage aux côtés de leurs pairs : occuper un bout de rue, apprendre à identifier les clients et les policiers, s’initier à la confection et au transport de boulettes dans la bouche, en s’exerçant avec des cacahuètes, apprendre à les avaler en cas d’arrestation, savoir alors que faire et raconter. Les apprentis vendeurs font leurs premières armes auprès des consommateurs socialement peu insérés, en leur vendant de la cocaïne de mauvaise qualité. Les vendeurs sont généralement indépendants, mais travaillent parfois en groupe pour des raisons de sécurité. La vente de rue est une première étape marquée par la concurrence et le risque d’arrestation. Le but des trafiquants ? Se faire une clientèle fidèle qui commande par téléphone pour être servie à domicile ou ailleurs. Pierre Esseiva : « Faire des boulettes, c’est du travail. Il faut peser, couper la cocaïne avec de la poudre de lait pour bébé par exemple, homogénéiser le mélange, l’emballer avec de nombreuses couches de cellophanes au cas où il faudrait l’avaler. Du temps précieux qui n’est pas passé à vendre. » Le vendeur par téléphone, lui, pourra écouler de plus grandes quantités de cocaïne (15 à 20 grammes). Elle sera de meilleure qualité afin de fidéliser sa clientèle.
Deux profils de consommateurs
Excepté le cannabis, la cocaïne est le stupéfiant le plus important en termes de volume et de consommateurs. Ces derniers ont des profils très différents. L’étude MARSTUP les classe en deux catégories : les consommateurs peu insérés et ceux qui sont insérés (consommation occasionnelle ou régulière). Les premiers sont d’anciens ou d’actuels usagers d’héroïne. Ils achètent de la cocaïne principalement dans la rue, sous forme de boulettes. Les consommateurs insérés achètent dans la rue ou des lieux de sortie pour limiter leur consommation et éviter d’être tentés de puiser dans une réserve de plusieurs grammes. Ils se font également livrer à domicile. Vice-directeur d’Addiction Suisse, Frank Zobel, qui est un des auteurs de l’étude MARSTUP, constate que les gens consomment de la cocaïne pour diverses raisons : certains consommateurs ne veulent pas choisir entre faire la fête ou travailler, d’autres veulent tenir plus longtemps lorsqu’ils sont de sortie, d’autres encore en prennent pour être plus performants dans leur vie professionnelle. La cocaïne donne un sentiment de toute-puissance. Selon lui, l’immense majorité des consommateurs ne sont pas dépendants. Mais certains passent la frontière, sans s’en rendre compte.
6300 usagers dans le canton de Vaud
Pour estimer le volume consommé sur sol vaudois, les chercheurs se sont basés sur deux méthodes. La première est l’estimation à partir de la demande. Elle s’appuie notamment sur une enquête téléphonique en Suisse, une enquête européenne en ligne (avec les réponses de 1306 consommateurs de stupéfiants en Suisse). Résultat : le nombre total d’usagers dans la population vaudoise est estimé à environ 6 300, dont environ 5 200 consommateurs occasionnels, environ 500 réguliers et environ 600 peu insérés. Leur consommation hebdomadaire est de 0,2 g (occasionnels), de 4 g (réguliers) et 3 g (peu insérés). Les deux dernières catégories représentent 17 % des usagers, mais 78 % du volume consommé. La consommation totale des trois catégories est estimée à 377 kilos par année.
La seconde méthode d’estimation repose sur l’analyse des eaux usées. Robin Udrisard explique : « L’un des paramètres les plus importants pour ce calcul est le taux d’excrétion de benzoylecgonine qui varie d’un individu à l’autre. Ce taux est également influencé par le mode d’administration : sniff, fumigation ou injection. » Ce travail minutieux a été réalisé en collaboration avec la STEP de Vidy, à Lausanne. D’autres prélèvements ont été faits à Yverdon, Vevey, Montreux et Roche. Constatation : si la consommation augmente durant le week-end, la hausse a lieu dès le jeudi. Robin Udrisard commente : « Nous arrivons ainsi à un volume annuel de 461 kilos de cocaïne consommée sur sol vaudois. C’est la première fois qu’une telle estimation est réalisée. » La différence entre les deux résultats ? La méthode par la demande pourrait minimiser les volumes (mensonges), la pureté moyenne de la cocaïne a été sous-estimée par les chercheurs (ce qui augmenterait artificiellement le volume consommé) ou ce sont les usagers hors canton qui font augmenter le taux de benzoylecgonine dans les eaux usées.
Qualité en hausse
Un constat de Pierre Esseiva : la qualité de la cocaïne augmente. « La production a augmenté et les méthodes de fabrication se sont améliorées. Pour ce qui est du marché, la concurrence est en hausse, les trafiquants ajoutent donc moins de produits de coupage dans l’espoir de fidéliser leurs clients. » Saisies entre 2014 et 2016 par la police, 198 boulettes – unité la plus vendue en rue – ont été analysées par l’École des sciences criminelles. La pureté moyenne est de 39,4 % (la médiane de 37,4). Pour ce qui est du prix, il se situe aux alentours de 100 fr. le gramme. Les clients se font systématiquement arnaquer sur la quantité. En moyenne, les boulettes ne contiennent que 0,80 gramme de cocaïne. La pureté quant à elle ne semble pas liée au prix. L’achat ressemble plutôt à une loterie. En regard de la pureté, le prix des boulettes varie de 79 à 1 479 francs.
Le revenu généré par le marché annuel de la cocaïne dans le canton de Vaud se situerait dans une fourchette allant de 28 à 39 millions de francs. Les calculs des chercheurs de MARSTUP, basés sur un certain nombre d’hypothèses, permettent d’estimer les revenus annuels des uns et des autres. Un importateur qui fait venir 12 kilos par an peut gagner de 300 000 à 430 000 francs. S’il n’importe que 5 kilos, son gain sera de 245 000 à 300 000 fr. Le revenu d’un vendeur avec clientèle privée est estimé de 73 000 à 98 000 fr. Le vendeur de rue gagne environ 39 000 francs par an et le débutant peut compter sur un gain de 12 500 fr.
Éradication utopique
Pierre Esseiva en est convaincu : « Vous pouvez lutter tout ce que vous voulez : s’il y a une demande, l’offre suivra. Éradiquer le marché est donc utopique. » Quant à une possible régularisation, la cocaïne reste une substance trop dangereuse. « Elle a un potentiel de dépendance qui n’est pas négligeable », rappelle le professeur vaudois. Frank Zobel, lui, propose de prendre le problème à l’envers : « Il faudrait réfléchir à un autre type de substance pour tous ceux qui consomment de toute façon des stimulants. Une telle réflexion est encore taboue. On en est à 150 millions d’années-lumière… »