Sabine Pirolt

Journaliste reporter
ANATOMIE

Les hommes en été, c’est cache pied

L’été tire à sa fin, même si la météo promet encore quelques beaux jours. Qui a montré ses pieds? Qui les a cachés? Et qui a eu raison? Cette question, récurrente, est d’importance pour la gent masculine. Enquête entre les orteils.

Dénuder ses pieds pour un homme n’est pas une évidence.  La majorité considère que ce n’est pas glamour.
(MATS ANDREN/EYEEM)

A 28 ans, Daniel Hess, styliste alémanique, est un homme de goût. Il développe des collections de prêt-à-porter pour diverses marques et a travaillé durant cinq ans pour la prestigieuse maison helvétique Akris. Son style? Sobre et décontracté. Et pourtant. Malgré les grosses chaleurs de cet été, le jeune homme n’a jamais craqué. Et surtout, il n’est pas près de le faire. Diable, mais à faire quoi? A dévoiler ses pieds. Il est catégorique: «Je ne les montre jamais! Je fais une seule exception: lorsque je vais à la plage, je mets des tongues.» Pourquoi tant de pudeur? «Je n’ai ainsi jamais besoin de me poser la question de savoir dans quel état sont mes pieds. Mais surtout ma peau est tellement claire que cela paraîtrait extravagant de montrer mes pieds. Les gens ne verraient que ça.» Le jeune homme déplore la profusion d’extrémités maltraitées dans les souliers qui, une fois qu’elles prennent l’air, offrent un spectacle navrant. «Sur la plage, on peut observer beaucoup d’ongles détruits et de pieds malades…» Singulier? Coincé? Trop Suisse alémanique, Daniel Hess? Rien de tout ça. Le jeune homme fait tout simplement partie du clan des hommes qui répugnent à dévoiler leurs orteils en public. Les montrer ou pas. Dilemme shakespearien, mais d’importance pour encore quelques jours. La question en tout cas divise les foules masculines.

L’impression d’être nu
A l’instar de Daniel, Falco, de la boutique lausannoise Walpurgis hommes, est un farouche adepte du pied planqué. Toute l’année. Et pour cause: le pied, il trouve cela «atroce». Son avis sur la question est sans appel. «Nous les hommes, nous avons la peau des pieds qui ressemble à celle de pommes de terre. Ce n’est pas très glamour. Ajouté à cela des ongles incarnés et des sparadraps… Ce n’est pas comme les femmes qui vont se faire faire une beauté des pieds chez l’esthéticienne.» Le Vaudois, qui occupe un poste clé pour observer l’anatomie masculine, est catégorique. «Les beaux pieds sont rares. De plus, il faut qu’ils soient bien entretenus. «Cette partie du corps dit beaucoup de choses sur la personnalité de quelqu’un.» Et à 43 ans, il n’y a aucune chance pour que luimême porte des souliers ouverts. Beaucoup trop intime. «J’aurais l’impression de me promener cul nu. S’il fait très chaud, j’enfile des All Star en toile qui viennent des Etats-Unis – leurs modèles ne puent pas – avec une chaussette en fil d’Ecosse.» Et pour ses congénères masculins moins pudiques, quelle solution prône-t-il? Ce fin connaisseur de la mode concède: les sandales, ça peut être «très beau et raffiné». «Mais, encore, tout dépend du pied. Je vends des sandales aux hommes qui s’assument ou, du moins, qui assument ce qui se passe au-dessous de leurs genoux. Ceci dit, l’aristo de base ne montrera jamais ses pieds. C’est une question de culture, d’éducation et de pudeur.»

Une exception, la plage
Si l’aristo de base ne court pas les rues, à voir les pieds masculins qui foulent les trottoirs des villes, il est parfaitement dans le trend. Tout de même, au XXIe siècle, les hommes ne devraient-ils pas, à l’instar des femmes, tomber la chaussette et le godillot quand il fait chaud? Vaste question. A ce stade, il faut au moins un expert fédéral pour trancher. Auteur d’un ouvrage qualifié de «référence» par le Département des affaires étrangères pour les questions de protocole, Bernard de Muralt est catégorique: «Non, non, non et non! Un homme ne doit pas montrer ses pieds. Sauf au bord de la plage ou d’une piscine. Je ne montre d’ailleurs jamais les miens.» Mais pourquoi donc? «Parce qu’on s’habille pour se mettre en valeur. Ses pieds, l’homme a meilleur temps de les mettre dans une belle paire de chaussures.» Evidemment, dans l’univers des affaires, la question ne se pose même pas. En homme du monde, le Fribourgeois sait faire usage de la litote: «Si mon gérant de fortune se présentait en sandales, avec les orteils qui dépassent, je n’apprécierais pas.»
Décidément, tout ce petit monde semble s’être passé le mot. Pauvres hommes. Il doit bien exister des catégories qui échappent à ce diktat bien cruel pour les orteils? Falco: «Bien sûr, le festivalier de base qui circule en tongues. Il y a aussi celui qui fait preuve de laxisme absolu; il enfile ses Havaianas au saut du lit, passe toute la journée avec elles, rentre chez lui et se couche sans même se laver les pieds. Il s’agit de ne pas oublier tous ceux qui ne se posent même pas la question de l’esthétique. Il fait beau et chaud? Alors ils mettent leurs pieds à l’air. A cette liste non exhaustive, il faut encore ajouter quelques graphistes qui circulent en tongues avec une besace Freitag en bandoulière.» Ou l’art de se faire beaucoup d’amis en une seule réplique.

Permis, mais…
Mais d’où viendra donc la bénédiction pour tous ceux qui osent? Retraversons la Sarine, et repartons en territoire alémanique, contrée tout de même plus décontractée et innovante en matière de mode, et posons la question au Zurichois Christoph Stokar, auteur d’ouvrages sur les comportements à adopter, dont le dernier est paru voici moins d’une année. Alors, les hommes peuvent-ils montrer leurs pieds dans la vie courante? L’Alémanique commence par le b.a.-ba. «Tout dépend si la personne a des contacts avec une clientèle…» Oui oui, on connaît la combine. Mais dans une ambiance de travail décontractée, lors d’une soirée ou d’un rendez-vous galant? «En principe oui, s’il fait chaud, on peut.» Alléluia! Le Zurichois cependant précise: «Il y a des hommes qui ont des pieds moches, qui s’en rendent compte et qui en tirent les conséquences. Par contre, d’autres s’en fichent, disent que la nature les a faits ainsi. Et c’est ça le grand problème. Si les pieds ne représentent pas un atout, il faut absolument les cacher.» Badaboum, retour à la case départ.
N’y a-t-il donc personne pour faire un pied de nez aux conventions? Architecte biennois, Roland Frieden assume sa taille 47 et aère ses orteils avec bonheur durant la belle saison. Tous les jours, c’est en tongues qu’il se rend au bureau. Sauf lorsqu’il visite les chantiers, sécurité oblige. «Je montre mes pieds, et ce ne sont pas les plus beaux. C’est vrai, les Romands le font moins. Ils sont plus endoctrinés. Notamment les jeunes qui cherchent à s’intégrer à un marché du travail devenu très concurrentiel en respectant un certain code vestimentaire. Les vieux, eux, vont facilement bosser en flip-flop. J’ai vécu dans les années 60. On voyageait, on revenait, on retrouvait très facilement un job. C’était la liberté. On faisait ce qu’on voulait.»

 

À LIRE
«Usages du monde. Le savoir-vivre dans un monde sans frontières», Bernard de Muralt, Ed. Licorne, 2011. Christoph Stokar, «Der Schweizer Knigge. Was gilt heute?», Ed. Beobachter, novembre 2015.

 

 

Téléchargez le pdf Paru le 13/9/ 2016 dans le Temps
cache pied
Nous les hommes, nous avons la peau des pieds qui ressemble à celle de pommes de terre