Des dizaines d’animaux mutilés et tués, un sadique à l’oeuvre durant tout un été, des patrouilles de police surveillant les champs 24 heures sur 24 et une presse déchaînée. Retour sur un fait divers qui s’est transformé en une édifiante étude de cas.
Il s’appelait Coca et chaque année, aux côtés du Père Noël, cet âne faisait la joie de dizaines d’enfants à Couvet, dans le canton de Neuchâtel. Impassible, il laissait d’innombrables petites mains, souvent maladroites, caresser sa crinière et son museau. Coca vivait paisiblement avec deux autres chevaux. Les trois équidés formaient un trio très uni jusqu’à ce funeste mardi du 23 août 2005. Ce jour-là, en fin d’après-midi, le propriétaire de Coca, un solide agriculteur, retrouve l’innocente bête couchée sur le flanc, émasculée et les oreilles coupées. Intrigué, il avertit la gendarmerie de Môtiers.
Une série d’animaux mutilés
Un officier se rend sur les lieux. Peu après, ce dernier écrit un communiqué interne qui sera envoyé aux autres polices romandes. « A l’aide d’un couteau, l’auteur a fait des sévices abominables sur un pauvre âne âgé de 30 ans (…). Cette bête a crevé sur place et l’auteur a quitté les lieux en emportant les oreilles et le sexe de cette bête (…). Ce cas est très certainement lié avec la série d’animaux mutilés dans la région. »
Que d’émotion dans un communiqué censé retranscrire les faits. Quelle mouche a donc piqué ce fonctionnaire pour s’apitoyer sur un vieux bourriquet ? Pour comprendre cet émoi, rembobinons les événements de cet été-là. Professeur et directeur de l’Ecole des sciences criminelles de l’UNIL, Olivier Ribaux a raconté l’affaire du tueur d’animaux à maintes reprises, lors de colloques ou de conférences. Elle représente une étude de cas exemplaire. « Cette affaire est définitivement révélatrice du genre d’emballement incroyable que peut susciter une parfaite alliance entre la police, le public et les médias pour partager une conception commune de ce qu’on veut croire à un moment donné. »
La presse s’emballe
Tout commence par trois cas de chevaux mutilés reportés sur les sites Internet de la police des cantons de Bâle-Campagne et de Soleure, le 30 mai et le 3 juin 2005. Les médias font vite le lien entre ces trois faits divers et le 4 juin, le quotidien Blick publie un bref article. Son titre est à l’aune de son ADN sensationnaliste : « Inimaginable ! Des animaux torturés brutalement » ( voir p. 45 ). Le journaliste se demande si c’est le même individu qui agit de la sorte. Si, début juin, l’intérêt médiatique est d’abord régional, à la fin du mois, les médias alémaniques du pays se sont emparés de l’affaire. Il faut dire que cinq communiqués de presse supplémentaires mentionnant des vaches et un chat maltraités sont venus s’ajouter aux autres. Et un troisième canton est sur le qui-vive : celui d’Argovie.
La presse s’emballe et chaque communiqué de presse de la police est suivi par un pic de publications. Côté alémanique, les polices cantonales concernées ont mis sur pied une cellule d’enquête d’une vingtaine d’hommes, une véritable task force pour démasquer l’affreux individu. Pour mettre toutes les chances de leur côté, les polices ont même engagé un profileur, Marc Graf, psychiatre et professeur d’université.
Dans les champs, la défense s’organise
Les jours passent, mais les enquêteurs font chou blanc et des victimes broutantes continuent de tomber. Nous sommes en juillet et c’est la consternation. Mais qui est ce détraqué qui s’en prend aux animaux domestiques ? Il faut l’arrêter ! Tout le monde s’agite : la police patrouille 24 heures sur 24 dans les champs. Fourche ou fusil à la main, les agriculteurs, eux, s’organisent pour défendre leurs bêtes.
Quelques promeneurs imprudents passent un sale quart d’heure ; ils ont eu le malheur d’observer, avec un peu trop d’insistance, les vaches dans les champs. Fin juillet, l’emballement médiatique est tel que la police de Bâle-Campagne décide de ne plus donner d’informations. Ce black-out ne persistera pas longtemps, car la pression ambiante est trop forte.
Première bête touchée en Suisse romande
Début août, le sadique, qui n’a vraiment peur de rien, traverse la barrière de rösti. Un premier cas est recensé en Suisse romande. La police jurassienne communique qu’à Movelier, une chèvre a été mutilée et a subi l’ablation de la mamelle. Une vache meurt dans les champs et ce sont des dizaines de journalistes qui s’intéressent à elle.
Les journaux tiennent leur feuilleton de l’été et les titres claquent : « Le zoophile assoiffé de sang », « traque au sadique des animaux », « le sadique ferait mieux de se rendre ». Il faut dire que son tableau de chasse donne les frissons : chevaux blessés aux parties génitales, vaches maltraitées et mutilées, chat tondu et meurtri, mouton retrouvé avec des perforations, agneau de deux semaines décapité et mutilé ou encore veau retrouvé mort avec la queue coupée. Une récompense de 26 000 francs est offerte à qui attrapera le sinistre individu.
A la Police cantonale vaudoise cependant, la cellule d’analyse chargée de synthétiser et reporter les informations générales pour les polices romandes, ne cède pas à la frénésie collective. Olivier Ribaux mène alors une double carrière de chercheur et d’analyste criminel au profit des polices de Suisse romande. Il se souvient bien de cet été 2005. Il a même consacré un chapitre de son avant-dernier ouvrage ( p. 1 à 19 du livre, référence ci-contre ) à l’affaire des animaux mutilés. « A ma connaissance, nous n’avons jamais diffusé d’informations sur cette affaire. Dans notre groupe d’analyse, nous avions un enquêteur fantastique et extrêmement intuitif. C’est lui qui arrivait à résister à la pression ambiante. Il se posait des tas de questions sur l’affaire et ses incohérences. » La suite des événements allait lui donner raison. Un peu de calme dans l’hystérie collective Les victimes de tout poil continuent de tomber en ce mois d’août 2005. Mais la mort de Coca, le « pauvre » âne de Couvet, va marquer un tournant dans cette affaire. Un homme va jouer un rôle déterminant pour stopper l’hystérie collective qui s’est emparée de la Suisse : Olivier Guéniat, chef de la police judiciaire du canton de Neuchâtel, aujourd’hui décédé. Nous sommes le 23 août et le trentenaire rentre de ses vacances en France, à bord d’une péniche. Olivier Ribaux raconte : « Lorsqu’il reprend le travail, il découvre que ses hommes sont submergés de demandes de tous les côtés. » De plus, des policiers neuchâtelois ont intégré la cellule d’enquête alémanique. L’ordre est clair : mettez-vous en ligne et apportez vos éléments. Outre-Sarine, il y a un côté péremptoire dans la conduite de cette affaire, et il ne fait pas bon douter de l’existence du sadique. D’ailleurs, la police reçoit des centaines d’indices de la part de la population révoltée par ce qui arrive.
Dans ce brouhaha général, Olivier Guéniat, docteur en Sciences forensiques de l’Université de Lausanne, a le courage de tout remettre en cause. « C’est là que l’on peut ressentir toute la force managériale qui était celle d’Olivier, ainsi que son pouvoir de conviction pour faire changer le paradigme à ce moment-là, apprécie Olivier Ribaux. Car personne ne voulait entendre une hypothèse alternative. » Le Neuchâtelois remontait toujours aux données de base pour reconstruire tous les raisonnements et décortiquer la logique. « Il adoptait une approche critique pour voir où il y avait des risques de pollution et de contamination psychologique dans les raisonnements. C’était sa marque de fabrique. »
Aux abattoirs pour tester les découpes au couteau
Le chef de la police judiciaire neuchâteloise reprend donc tout à zéro pour le cas Coca. Et pose les bonnes questions. L’officier de police qui a rédigé le fichet de communication affirme que l’âne a été découpé avec un couteau. Mais comment peut-on certifier une telle affirmation si l’on n’a pas retrouvé le couteau ? Et pourquoi la police a-t-elle lié le cas à la série des animaux victimes du sadique ? Sur quels éléments objectifs peut-on se baser pour affirmer que l’âne a été mutilé ? Olivier Guéniat décide de rassembler un petit groupe d’experts chargés d’élaborer des hypothèses alternatives et les tester. La liste ? Intervention humaine – fraude à l’assurance ou tueur en série –, automutilation accidentelle ou intermutilation car les animaux se sont battus, ou encore mort naturelle suivie du passage de charognards.
On le sait, les experts ne font pas les choses à moitié. Commencent alors les expérimentations. Une analyse rétrospective sur cinq ans est effectuée sur les cas de cadavres d’animaux retrouvés en forêt ou dans les champs. Des stigmates observés sur les six animaux décédés sont comparés avec ceux d’animaux dévorés par des carnivores. Des analyses toxicologiques sont effectuées pour tester l’hypothèse de l’empoisonnement ou de l’anesthésie, des autopsies sont pratiquées pour chercher la cause de la mort. Des poils sont prélevés dans les lésions et comparés avec ceux provenant de carnivores. Des prélèvements sont effectués dans les lésions en vue d’une extraction de profil ADN pour savoir si un être humain ou un animal est entré en contact avec le cadavre. Des carcasses d’animaux sont abandonnées et filmées de nuit pour observer si les charognards s’occupent rapidement d’un animal mort et, last but not least, des découpes sont effectuées avec différents couteaux aux abattoirs, sur des carcasses d’animaux.
Ces découpes sont ensuite comparées à celles sur les bêtes retrouvées mortes, ceci pour tester l’hypothèse de l’utilisation d’un couteau ou d’un autre ustensile. Il faut dire que, suite à une sordide affaire dans laquelle un Syrien habitant Neuchâtel avait découpé son épouse en 69 morceaux, la police neuchâteloise a une certaine expérience dans l’usage des couteaux. Une expérience qui a eu une influence pour mettre en place cette dernière vérification.
CNN, Paris Match, TF1 accourent
Alors que les experts travaillent d’arrache-pied, l’affaire intéresse désormais les médias internationaux. De CNN à TF1 en passant par Paris Match, c’est la ruée médiatique dans ce petit coin de Suisse romande. En septembre, interviewé par un journaliste de TF1 pour un reportage diffusé dans l’émission Sept à Huit, le profileur de la cellule d’enquête, Marc Graf, explique que l’auteur est « un homme de 20 à 45 ans, peut-être 60 ans, au bord de la société, qui est peut-être lui-même handicapé, mais ce n’est pas obligatoire, et qu’il peut avoir une profession très exigeante, à côté d’une perversion très, très forte ». Mais surtout, le psychiatre alémanique pense que cet homme peut s’en prendre à des hommes ou à des femmes. Et d’ajouter : « Des criminels comme ça, ils ne s’arrêtent pas. Il faut les arrêter. » Egalement interviewé par TF1, le commandant de la Police cantonale jurassienne parle d’une ou plusieurs personnes ou peut-être un groupe qui sont actives et occupent un vaste territoire. Il avertit : « Je n’exclus pas quelques cas du côté de la France ». Ambiance…
Samedi matin 24 septembre, Olivier Ribaux reçoit un coup de fil de l’animateur de l’émission Forum. Ce dernier cherche un expert qui a une vision d’ensemble de l’affaire des animaux mutilés. « Je savais des choses, mais tout était fuyant. De plus, je sais que souvent, les journalistes sont plus intéressés par ce qu’on peut leur dire sur le profil psychologique d’un auteur, car le côté humain est plus fascinant. J’ai donc refusé. »
Olivier Guéniat démasque le coupable
Dans la foulée, il appelle Olivier Guéniat pour lui signaler qu’une émission sera diffusée le soir même. Au bout du fil, le Neuchâtelois lui annonce très sérieusement : « Tu ne sauras jamais… j’ai trouvé l’auteur ! » Olivier Ribaux se souvient de leur dialogue : « Je suis tombé dans le panneau à 300 à l’heure ! Je lui ai demandé : “ Comment tu as fait ? C’est qui, c’est quoi ? L’affaire existe alors ? ” J’étais déstabilisé. Et le Neuchâtelois de lui répondre : “ Oui, oui, j’ai l’auteur. C’est un renard ! ” » Le chef de la police judiciaire venait de recevoir les résultats de l’analyse d’un poil retrouvé dans le cadavre d’une vache. Et il s’agissait d’un canidé. « Ça confirmait tous les scénarios alternatifs sur lesquels il travaillait. »
Trois jours plus tard, la police neuchâteloise expose donc ses conclusions dans un communiqué de presse. Ce même mardi 27 septembre, l’Institut vétérinaire de l’Université de Zurich organise une conférence de presse. Les journalistes apprennent que l’intervention humaine a été exclue dans une bonne dizaine de cas. Et en fin de compte, sur 63 cas attribués à un ou des tueurs d’animaux, l’intervention humaine a pu être exclue dans 45 affaires. Quant à l’âne Coca, comme l’a révélé l’autopsie, il était mort d’une crise cardiaque, sa verge était bel et bien dans son fourreau et il n’avait plus de testicules, car on les lui avait coupés lorsqu’il était petit.
Les cinq dernières minutes
Lors des nombreuses conférences qu’Olivier Ribaux a données sur ce cas d’école, notamment en Australie et au Canada, il n’a révélé la vérité qu’au cours des cinq dernières minutes. « Et ça a marché à chaque coup. A la fin, les scientifiques sortaient ébranlés de cette démonstration. J’ai eu mon petit succès. » Comme le rappelle le professeur de l’UNIL, il y aura toujours des erreurs judiciaires. Le procédé d’enquête est toujours un procédé de reconstruction, et l’incertitude en fera toujours partie. Le problème est de maîtriser ces incertitudes. Loin de se muer en donneur de leçons, il insiste sur la nécessité de développer la pensée critique, d’adopter une approche académique et scientifique dans toute affaire, exactement ce que faisait Olivier Guéniat.