Elle est venue de l’Est pour garder les enfants des autres. Après huit ans aux côtés de son patron Serge Guidoux, elle a passé les examens pour devenir pêcheuse professionnelle. Les poissons n’ont qu’à bien se tenir.
PLÉNITUDE C’est sur le lac Léman que Romana Coufalova se sent bien. Elle y vit des moments de bonheur, de tranquillité et de liberté.
Une énergie contagieuse. Dans sa voix, dans son regard, dans ses mouvements. Romana Coufalova est le genre de femme à transmettre une pêche d’enfer, rien qu’en parlant. A 40 ans, cette Vaudoise d’adoption arrivée de la République tchèque vient de réussir ses examens de pêcheuse professionnelle. «J’ai dû suivre un apprentissage de six mois, étudier la biologie, apprendre par cœur les règlements et les poissons. J’ai aussi dû passer le permis de bateau. C’était dur, la théorie en français. En tchèque, ça aurait été plus facile…»
Si le lac Léman compte 82 pêcheurs (chiffres de 2015) côté suisse, elles ne sont que six femmes à vivre de ce métier, et presque toutes travaillent en couple. Les derniers examens remontent à 2012 et les permis professionnels sont accordés au compte-goutte, faute de place d’amarrage et de cabanons à disposition dans les communes. En septembre 2016, dix candidats ont passé avec succès l’examen, mais seuls les trois premiers ont reçu le sésame convoité (lire encadré ci-contre). Les autres devront donc attendre avant de se mettre à leur compte pour pêcher féras, perches, truites, brochets, ombles chevaliers ou écrevisses.
Il est 7 h 30 ce jeudi matin de la fin d’octobre et il fait encore nuit au beau milieu du Léman. Romana vient de couper le moteur de la barque qu’elle conduit. Munie d’une puissante lampe, elle sonde les eaux noires pour repérer les fanions qui signalent les filets. A ses côtés, Serge Guidoux, pêcheur professionnel depuis bientôt vingt-cinq ans, lui donne quelques conseils qui ressemblent à des ordres. Romana commence à remonter les filets grâce à une machine, pendant que son «patron», comme elle l’appelle, s’occupe déjà de certains poissons. Les deux pêcheurs se parlent peu. Ils ont l’habitude de fonctionner ensemble. Et cela se voit. «Cela fait huit ans que j’ai commencé à exister. Serge avait promis de demander un permis de travail pour moi lorsque j’ai commencé à travailler pour lui. Il a tenu parole. Je l’ai obtenu au bout de deux semaines. J’ai enfin pu écrire mon nomsur la boîte aux lettres, avoir une assurance accident, oublier ma peur d’être renvoyée.»
Née à Dacice, Romana a passé son enfance à Velká Lhota, un village tchèque de quelques centaines d’habitants, non loin de la frontière autrichienne. Elle a grandi entre champs et forêts, avec beaucoup d’amour. «Il n’y avait pas encore Internet. On était libres et on se baladait beaucoup avec les copines. Cela a forgé mon caractère.» Un père boucher, une mère cuisinière et des grands-parents paysans: il y avait toujours un coup de main à donner, à la ferme pour s’occuper des vaches, dans le jardin potager ou dans le verger.
Formation en allemand
A 14 ans, elle a la possibilité de continuer ses études en Autriche grâce au jumelage de son village avec une commune de ce pays voisin. Elle passera quatre ans à la Textilfachschule für Weberei und Spinnerei, ce qui lui permettra d’apprendre parfaitement l’allemand. Son diplôme en poche, impossible d’obtenir un permis de travail. «Trop de Tchèques avaient envahi l’Autriche et y travaillaient. Je suis allée alors garder les enfants d’un couple d’agriculteurs, près de Munich. Il venait d’en avoir un quatrième. Le matin, je travaillais dans la jardinerie et, l’aprèsmidi, j’étais avec les bambins.»
Romana enchaîne avec un diplôme d’allemand «obtenu avec succès» au Goethe Institut de la capitale bavaroise. En quête d’un nouvel emploi, elle tombe sur une annonce dans la NZZ: une famille de Grandvaux cherchait une jeune fille au pair parlant allemand. «J’ai appelé et je suis partie pour un essai. J’avais 21 ou 22 ans. Je suis arrivée par le train qui traverse les vignes. C’était au mois de septembre, le soleil se couchait sur le lac Léman. Je vivais un rêve. C’était le paradis.» La famille voulait une nounou pour deux ans, la jeune Tchèque restera quatre ans. «Leurs enfants sont devenus les miens.» Elle trouve ensuite un nouveau job dans une autre famille, toujours sans permis de travail. «Tout le monde fermait les yeux, même le policier de Grandvaux. Il y avait beaucoup de demandes et les familles souhaitaient engager des filles de l’Est. Je gagnais 1000 francs par mois, j’étais nourrie et logée. Certaines étaient exploitées et ne touchaient que 350 francs.»
Au début des années 2000, la jeune femme retourne une douzaine de mois dans son pays pour tenter de trouver un boulot. En vain. Retour en Suisse, où Romana s’occupe, durant deux ans, des enfants d’un directeur à la RTS. Ce dernier lui présentera un vigneron qui a un service de traiteur. Elle se met à travailler de temps en temps pour lui, le weekend, afin de se faire un peu «plus de sous». Au fil des mois, le vigneron-traiteur recourt davantage à Romana avant de lui proposer de l’engager. Ce qui tombe bien: «J’en avais ras le bol des enfants.» Elle trouvera encore un poste en cuisine, dans un restaurant de Lavaux. C’est en allant s’approvisionner en poissons frais qu’elle fait la connaissance de Serge Guidoux. Il l’emploie tout d’abord dans la vente. Elle l’accompagne de temps en temps sur le lac, puis de plus en plus. Il lui apprend les courants, la conduite du bateau, comment démailler le poisson, le tailler, le fumer, en faire de délicieuses terrines. «Le métier de pêcheur, ça ne s’apprend pas, ça se grappille jour après jour. Et on ne finit jamais de se perfectionner. Il faut beaucoup observer, durant des années. Parfois, je demande à Serge pourquoi il pose ses filets à un endroit plutôt qu’à un autre. Il regarde les courants, il voit. Moi, pas encore…» Ce qui ne l’empêche pas d’adorer la pêche, particulièrement lorsqu’il s’agit d’utiliser un filet d’une centaine de mètres accroché sur un des côtés du bateau. «C’est la pêche à la monte. Peu de professionnels la pratiquent. On pose le filet, on le sort, c’est assez physique. C’est comme un cornet surprise. On sent si ça secoue ou pas.»
Aujourd’hui, Romana seconde tous les jours son «patron» sur le Léman, un lac qu’elle ne se lasse pas d’admirer, surtout au lever du jour. En été, c’est à 4 heures du matin que les deux pêcheurs lèvent l’ancre pour aller relever les filets. En hiver, ils partent vers 5 h 30. «Pendant cette saison, il fait froid, même avec les gants thermiques. Je dois d’ailleurs envisager une opération aux mains, qui me font souffrir. Parfois, il neige et ça glisse.» A la vue de ses avantbras musclés, on devine que les charges à porter ne sont pas légères, que le travail exige de la force malgré les machines. «A 21 h 30-22 heures, je suis au lit pour récupérer.»
Dans le futur, Serge Guidoux, 54 ans, aimerait bien qu’elle lui succède. Les qualités de son employée? «On peut compter sur elle. C’est une femme honnête, volontaire et pas douillette. Elle a une très grande force de travail. C’est une tenace. C’est également une très bonne vendeuse: elle anticipe les commandes. Elle sait de quoi les clients auront besoin, car elle le leur demande.» Après une vingtaine d’années passées en Suisse, Romana se sent désormais à la maison aussi bien dans le canton de Vaud qu’en République tchèque où elle retourne quatre fois par année pour des séjours d’une à deux semaines, le temps de voir sa mère et des amis. Son futur, elle le voit sur le Léman. «Etre sur le lac, c’est le bonheur, la tranquillité et la liberté. C’est un autre monde. C’est là que je me sens bien.»
«Romana a une très grande force de travail. C’est une femme honnête, volontaire et pas douillette.»
SERGE GUIDOUX, pêcheur professionnel, Lausanne
«LES PÊCHEURS, ÇA DÉRANGE»
Passer les examens de pêcheur professionnel organisés par le canton est une chose, recevoir un permis d’exercer ce métier en est une autre. Comme de trouver un cabanon et une place d’amarrage, qui dépendent des communes. Actuellement, seuls 82 permis sur 92 ont été accordés. «Il y a parfois des problèmes d’opposition, à cause des odeurs et du bruit», confirme Frédéric Hofmann, chef de la section Chasse, pêche et surveillance du Département vaudois du territoire et de l’environnement. De fait, les pêcheurs se sentent parfois de trop dans la société de loisirs. Claude-Yvon Chevalier, secrétaire du Syndicat intercantonal des pêcheurs professionnels du Léman: «On dérange dans un port où il y a des voiliers et des gens huppés. C’est dramatique.» Sa consœur Eva Landry dénonce la mort lente du métier. «Ce problème de territoire est tabou. Chacun se débrouille pour trouver une solution.»