Sabine Pirolt

Journaliste reporter
Prévoyance vieillesse

«Dans une gérontocratie, réformer la prévoyance vieillesse est aussi facile que transformer un boucher en végétarien.»

Dans son nouvel ouvrage, le responsable de la prévoyance à Avenir Suisse propose des solutions pour réduire l’injustice entre les générations. Audacieux.

Montrer la richesse des liens et des défis entre les générations, c’est l’intention de l’ouvrage intitulé Vers un nouvel équilibre entre les générations. Propositions pour une société qui vieillit. Ce livre, qui sort jeudi 10 juillet, est le résultat d’une année et demie de recherches, d’une quarantaine d’interviews et de contributions de spécialistes. L’une des idées fortes de cet opuscule est la création d’une nouvelle assurance obligatoire pour financer son EMS. Elle risque de faire grincer des dents.

Vous parlez d’injustice entre les générations. En quoi la situation est-elle différente d’il y a trente ans?
La différence se situe au niveau de l’espérance de vie. Elle augmente de trois à quatre heures par jour. Auparavant, nous avions un arbre généalogique cossu, avec au mieux trois générations et beaucoup d’enfants. Aujourd’hui, nous pouvons représenter la population de notre pays par un bambou: quatre générations vivent en même temps, et les enfants se font rares. Avec l’arrivée des babyboomers à la retraite, les choses changent. Alors que le bourrelet (les actifs) était au-dessous de la ceinture, il est maintenant passé au-dessus. Aujourd’hui, 3,5 actifs financent un retraité. En 2030, ils seront 2,2 et en 2050, 1,9.

Si le système AVS ne change pas, vous pronostiquez, de 2010 à 2030, un déficit cumulé de 55 milliards. Vous aimez peindre le diable sur la muraille?
Ce sont les chiffres de l’OFAS, et cela dans un scénario non pessimiste. Ces milliards, ce sont des dettes que nous transmettrons aux générations futures. A ces dettes cachées s’ajoutent des dettes déjà existantes: 175 000 francs par enfant en 2011. L’AVS n’est pas le seul futur défi: le financement des soins aux personnes âgées est un plus grand chantier encore.

Donnez-nous quelques chiffres pour mieux saisir ce qui nous attend.
En 2015, la Suisse comptera pour la première fois davantage de personnes qui fêteront leurs 65 ans que leurs 20 ans. Les gens qui ont 80 ans et plus sont ceux qui auront le plus fort taux de croissance. Aujourd’hui, ils sont moins de 5%. En 2050, ils seront 12%. Les centenaires, eux, passeront de 1500 en 2013 à 42 000 en 2050. Dans les pires pronostics, le nombre de personnes âgées qui auront besoin de soins augmentera de 86% de 2010 à 2030. Comme les coûts de la santé explosent dans les dernières années de vie, et vu que les primes d’assurance maladie sont indépendantes de l’âge, le transfert des sommes versées par les jeunes aux vieux représentera 13,4 milliards de francs en 2030.

Certains accusent le système des prestations complémentaires (PC) de pénaliser ceux qui épargnent et d’encourager les retraités à dépenser leur fortune avant leur entrée en EMS. Quelle serait la solution?
Ceux qui paient ne sont en effet pas ceux qui profitent. Un tel système conduit à un déséquilibre entre les générations; 39% des résidents en EMS touchent d’ailleurs des PC. Soit, pour 2012, 1,5 milliard de francs. Pour éviter que ces frais ne soient portés que par les gens actifs, c’est-à-dire soit par leurs impôts soit par les cotisations de la caisse maladie, il faut trouver de nouvelles solutions. Avenir Suisse propose un nouveau financement des soins pour les personnes âgées: dès 55 ans, chaque personne devrait verser une prime mensuelle sur un compte épargne individuel.

Encore une prime à payer! A combien s’élèverait-elle?
A 285 francs au total. En vingt-six ans, le capital accumulé s’élèverait à 134 000 francs, ce qui correspond au prix moyen d’un séjour en EMS, sans hôtellerie. De cette somme, 130 francscouvrent des frais aujourd’hui pris en charge par la caisse maladie. Les primes de cette dernière pourraient être réduites en conséquence. Un allègement fiscal permettrait aussi d’atténuer la charge du montant restant. Comme la nouvelle prime ne serait payable qu’à partir de 55 ans, ce système déchargerait massivement les jeunes et les familles. Le capital accumulé pourrait être utilisé pour des soins à domicile ou un séjour en EMS. L’argent non dépensé pourrait être hérité, ce qui encouragerait les proches à prendre soin de leurs parents dépendants.

Et les gens plus modestes?
Comme aujourd’hui pour les primes maladie, les personnes qui ont moins de moyens seraient soutenues par la collectivité.

Pour en revenir à l’AVS, à quel âge faudrait-il fixer la retraite?
Rehausser l’âge de la retraite est un double levier pour assainir les finances de l’AVS. D’une part, on cotise plus longtemps et, d’autre part, la durée des rentes diminue. La Suisse ayant l’espérance de vie la plus haute du monde, cela paraît légitime de reculer le moment auquel les gens cessent de travailler. Mieux encore, il faudrait, comme en Suède, abolir l’âge légal de la retraite. Celui qui travaille plus longtemps reçoit une rente plus élevée.

Quels sont les atouts des séniors dans le monde du travail?
Ils connaissent très bien les produits, les clients, les processus internes et les fournisseurs. En plus, selon diverses études, beaucoup aimeraient continuer de travailler, pour autant que les conditions soient ajustées à leur situation, soit ne plus devoir trimer à 200%, subir moins de pression, et être en mesure d’avoir une meilleure maîtrise de leur emploi du temps.

Mais, comme vous le dites dans votre livre, en Suisse, deux tiers des entreprises n’embauchent jamais d’employés de plus de 58 ans.
Ce sera un défi important, pour les employeurs comme pour les employés, de définir de nouveaux modèles de travail qui remplissent ces nouvelles conditions. Le manque de personnel qualifié, qui risque de s’accentuer après la votation du 9 février, est une forte motivation pour innover dans ce domaine. Même si bien des entreprises redécouvrent ce potentiel de main-d’œuvre, nous en sommes au berceau du travail sénior.

Vous évoquez le risque que les jeunes refusent de payer pour les vieux.
Au sein de la famille, il n’y a aucun danger. Les liens y restent très forts. Par contre, au niveau étatique, les gens seront de moins en moins prêts à payer toujours plus dans des récipients toujours plus anonymes et insaisissables. Les citoyens risquent de ne plus soutenir les réformes qui exigent plus d’impôts, plus de TVA ou plus de cotisations salariales.

Vous parlez de gérontocratie. Mais les jeunes n’ont qu’à aller voter!
Même si tous les jeunes allaient voter, ils seraient toujours une minorité par rapport aux 50 ans et plus. En 2013, ces derniers représentaient 50,7% de l’élec- torat potentiel. Selon le scénario moyen de l’OFS, cette part augmentera d’envi- ron 0,5% chaque année. Dans une telle gérontocratie, réformer la prévoyance vieillesse est aussi facile que transfor- mer un boucher en végétarien.

Un poids énorme repose sur les épaules des 40-60 ans, qui s’occupent de leurs enfant. et de leurs parents. Avez-vous des chiffres?
Ce sont surtout les femmes qui se trouvent confrontées à deux dé s dans leur vie professionnelle: le premier quand elles s’occupent de leurs enfants en bas âge, le deuxième lorsque leurs parents ont besoin de soins. Plus de la moitié des femmes actives réduisent leur taux d’activité pour s’occuper de leur père, de leur mère ou de leurs beaux- parents. Et 16% renoncent carrément à toute activité.

Et les hommes?
Ils s’engagent aussi, mais sous une autre forme. En famille, ils s’occupent plus de tâches ponctuelles: payer les factures, remplir la déclaration d’impôts, tondre le gazon. Laver les cheveux, remplir le frigo, nettoyer la cuisine sont des corvées régulières e ectuées plutôt par les femmes. Si on veut garder la même intensité de soins par les proches, vu le vieillissement de la population, il fau- dra une plus forte participation des hommes dans ce soutien informel.

Et s’ils refusent?
Nous aurons à coup sûr besoin de plus de soignants professionnels. Cela ne coûtera pas forcément plus cher. Aujourd’hui, les soins bénévoles ont aussi un coût, à savoir les pertes de salaire engendrées par les réductions du temps de travail. En confiant ces tâches à des professionnels, nous rendrons visible une économie cachée.

Le monde du travail est-il en train de s’adapter à cette prise en charge de plus en plus importante?
Cela commence. A Bâle, l’industrie pharmaceutique aide ses employés à organiser les soins de leurs parents. Une solution serait d’annualiser le temps de travail ou de favoriser le télétravail.

Au fait, quels efforts les personnes du 4e âge pourraient-elles fournir?
Elles ont moins de ressources pour aider activement leur entourage. Par contre, tous les efforts qu’elles mettent en place pour être autonomes contribuent au contrat de génération. Sans parler des dons et des héritages. Et, au fait: ne pas se plaindre est déjà une très belle contribution…

 

“Dès 55 ans, chacun devrait épargner 285 francs par mois pour financer son futur séjour dans un EMS.”
Jérôme Cosandey

Téléchargez le pdf Paru le 10/07/2014
Profil

JÉRÔME COSANDEY

Né en 1970, ce Neuchâtelois a grandi à La Chaux-de Fonds, obtenu un doctorat en mécanique et en sécurité nucléaire à l’EPFZ et un master en histoire économique internationale à l’Université de Genève. Il a travaillé en Inde pour le Boston Consulting Group, puis comme cadre à l’UBS. Depuis 2011, ce père de famille est chef de projet à Avenir Suisse, où il s’occupe notamment de l’évolution des besoins de réforme de la prévoyance vieillesse et des soins aux personnes âgées. Pour son nouvel ouvrage, il a collaboré avec Martin Eling, François Höpflinger et Pasqualina Perrig-Chiello.