Sabine Pirolt

Journaliste reporter
Interview

“Seule la vérité nous rendra libre”

Procureur de la Congrégation pour la doctrine de la foi, Charles Scicluna est un des six prêtres chargés des cas de pédophilie impliquant l’Eglise. Rencontre

VATICAN. Charles Scicluna et ses collègues traitent 300 affaires de pédophilie par an. Des dossiers qui leur parviennent du monde entier. © Fabio Massimo Aceto

Au cours des six derniers mois, la Suisse romande – et en particulier l’évêché de Genève, Lausanne, Fribourg et Neuchâtel – a été secouée par des cas de prêtres impliqués dans des affaires de pédophilie. Du frère capucin J.A. – qui avait trouvé refuge dans le canton du Jura – au curé de Neuchâtel qui s’est donné la mort au début février, des hommes d’Eglise sont sur la sellette. Originaire de Malte, le prélat Charles Scicluna est promoteur de justice au Vatican. Il est un des six prêtres chargés d’examiner les cas d’hommes d’Eglise accusés d’actes pédophiles.

Qui, au Vatican, s’occupe des affaires de prêtres pédophiles?
C’est la Congrégation pour la doctrine de la foi. Lorsque l’évêque reçoit une plainte, une enquête préliminaire doit être menée au niveau du diocèse pour établir les faits, savoir si l’accusation est vraie ou fausse. En cas de calomnie, l’évêque doit défendre la réputation du prêtre: le ministère attire des ennemis; des gens peuvent chercher à détruire sa réputation. Protéger la réputation du prêtre c’est une bonne chose, mais les victimes sont catholiques et l’évêque a charge de protéger tout le monde. La procédure est précise: il faut d’abord avertir le nonce (le représentant du Saint-Siège). Pour la Suisse, il est à Berne. Le nonce a l’obligation d’amener l’évêque à obéir à la loi. L’évêque est ensuite tenu d’avertir le Saint-Siège. Je pense qu’en Suisse, cela se fait.

Quel est votre rôle de procureur ?
Je suis en charge des questions de discipline, des délits contre la morale et contre la foi. Parmi ces délits figurent les abus sexuels contre les mineurs qui sont de notre seule compétence. Six prêtres s’occupent des dossiers qui nous parviennent du monde entier.

Combien de cas traitez-vous par an?
Trois cents. Dans les nations de langue anglaise, le peuple a compris qu’il faut dénoncer. C’est pour cela qu’il y a plus de cas là-bas. En Italie, les mentalités sont en train de changer. Par contre, en Asie et en Afrique, règne une culture du non-dit: on cache les choses. Nous insistons pour que de tels actes soient dénoncés. C’est comme pour une intervention chirurgicale: pour ôter le cancer et guérir, il faut passer par l’ablation de la partie cancéreuse, même si cela fait mal. Les diocèses plus pauvres, eux, peuvent demander de l’aide à d’autres diocèses ou à un expert de l’extérieur.

Quelles valeurs sont en jeu?
Il s’agit d’une question de confiance et de trahison, une trahison de l’image du Christ que le prêtre est censé représenter. Je suis préoccupé par le scandale au sein de la communauté ecclésiastique et dans la société en général. Il ne faut pas cacher cette injustice, mais il faut faire la distinction entre le secret et la confidentialité. Le secret est là pour protéger la bonne réputation des victimes et des accusés. On est présumé innocent jusqu’au jugement. C’est une notion importante, car une fois que la réputation est touchée, il devient très difficile de la restaurer. Et on peut sans fondement nuire à une réputation.

Que deviennent ces prêtres impliqués dans des affaires de pédophilie?
Quarante pour cent ne sont plus dans le ministère. Ce sont les cas graves où les risques de récidive sont trop grands. Comme ils ne sont plus prêtres, ils doivent mener une autre vie et s’insérer dans une autre activité. D’autres, plus âgés, ont quitté le ministère et vivent en maison de retraite. Une telle décision a été prise pour éviter tout risque pour les jeunes et prévenir le scandale pour l’Eglise. Ces hommes d’Eglise, plus âgés, représentent 50% des cas. Pour le 10% restant, rien n’a pu être prouvé. Une vigilance particulière doit être apportée à ces cas. Une accusation est toujours une ombre sur un prêtre. Depuis 2001 et l’énoncé du motu proprio par Jean-Paul II, il y a une obligation de se référer à la Congrégation pour la doctrine de la foi.

L’Eglise collabore-t-elle avec la justice?
Cela dépend de la loi civile. Parfois l’évêque ne peut pas enquêter. En France par exemple, il ne peut pas intervenir tant que la justice civile n’a pas terminé son enquête. Dans ce cas-là, nous lui conseillons de coopérer pleinement avec l’autorité civile et de s’informer du résultat. C’est dans l’intérêt de l’Eglise mais aussi de toute la société de créer un environnement dans lequel les jeunes sont protégés.

Existe-t-il une liste des prêtres pédophiles du monde entier?
Oui, mais elle est confidentielle. Les cas que nous avons traités restent dans nos archives. Si le nom de l’un des incriminés figure éventuellement dans la liste des candidats à l’Episcopat, la procédure pour ce qui le concerne est automatiquement bloquée. Un peu plus de deux mille noms sont recensés. Il faut rappeler qu’il y a plus de 407 000 prêtres dans le monde entier. La proportion d’hommes d’Eglise pédophiles est donc minime.

En Suisse, des prêtres qui ont commis des actes pédophiles ont été mis au vert quelque temps, avant d’être réintégrés dans une paroisse. Que pensez-vous de cette façon d’agir?
Cette attitude est loin d’être sage, car elle ne résout rien. L’expérience nous a convaincus que ce n’est pas la bonne solution. Dans certains cas, le problème a été affronté et n’est jamais réapparu: le prêtre a suivi une thérapie, il a été retiré du ministère où les faits se sont déroulés. Combien de temps? Tout dépend de la décision des experts. On a besoin d’un diagnostic et d’un pronostic sur l’évolution probable de cette déviance. Il y a différentes variétés de pédophiles: lorsque les faits impliquent des victimes qui ont moins de 12 ans, c’est plus grave que si elles ont autour de 18 ans. Dans ce dernier cas, on parle d’éphébophilie. Il s’agit de jeunes qui sont pubères mais pas encore adultes. Aujourd’hui, on a plus d’expérience sur ces questions. Personnellement, je trouve plus difficile de juger un évêque qui a pris une décision il y a vingt ans, lorsque la science et la connaissance sur ces questions n’étaient pas celles que nous avons aujourd’hui.

Savez-vous ce qui se passe en Suisse?
Oui. Il est clair que nous nous préoccupons de ces cas lorsqu’ils créent le scandale dans le Peuple de Dieu et dans la société en général. Nous avons confiance. Nous espérons que l’évêque saura écouter son peuple et prendre les décisions qui s’imposent, car les fidèles ont le droit et le devoir d’exiger la protection de leur pasteur. Et ceux-ci ont le devoir sacré de protéger et d’appliquer la loi pour le bien de l’Eglise. A la lumière de tous ces cas qui se manifestent, mon avis est très positif. Il s’agit d’affronter ces affaires avec humilité et décision. Dans certains cas, nous avons également la faculté de déroger à la prescription.

Des dossiers suisses vous sont-ils parvenus?
Oui, l’année dernière, des cas nous sont parvenus mais je ne me souviens pas du nombre. Ils sont arrivés par la voie normale, par l’Evêque qui les fait transiter par la nonciature.

Quel enseignement tirez-vous des affaires de pédophilie qui ont coûté trois milliards de dollars à l’Eglise catholique américaine?
Que seule la vérité nous rendra libre, même si elle est désagréable à entendre. Il ne faut pas cacher ce qui c’est passé. Cela coûte non seulement cher, mais c’est injuste… |

 

 

 

 

Téléchargez le pdf Paru le 10/04/2008 dans l'Hebdo