Sabine Pirolt

Journaliste reporter
Interview

«Arrêtons de médicaliser le vieillissement cérébral. La démence est une expérience de vie comme les autres.»

Dans un livre qui vient de sortir, les Van der Linden, couple de neuropsychologues genevois, dénoncent la médicalisation croissante du vieillissement. Ils plaident pour un changement profond du regard que la société porte sur les personnes âgées qui présentent une démence.

ANNE-CLAUDE JUILLERAT VAN DER LINDEN ET MARTIAL VAN DER LINDEN  Photo Eddy Mottaz

Penser autrement le vieillissement *, c’est le titre de l’ouvrage de Martial Van der Linden, 63 ans, et Anne-Claude Juillerat Van der Linden, 46 ans. Le couple jette un pavé dans la mare et dénonce notamment ce qu’ils appellent l’empire alzheimer – le milieu biomédical inféodé aux pharmas – et la médicalisation croissante du vieillissement. Pourquoi asséner un diagnostic de maladie d’Alzheimer (MA) alors qu’il n’existe à ce jour aucun médicament efficace pour soigner ceux qui en sont atteints? Le livre de 259 pages, qui fait référence à beaucoup d’études sur la question de la MA et de la démence, est passionnant et accessible au béotien, même s’il est destiné en premier lieu à des professionnels.

Ce vendredi soir, une délicieuse odeur de lasagnes flotte chez les Van der Linden, une étroite maison couleur orange au Petit-Lancy. Assis à la table du salon, le couple raconte sa passion pour les questions du vieillissement. Ils se sont connus voilà dix-neuf ans. «J’étais allée faire un stage dans l’équipe de Martial en Belgique. A la fin des années 80, c’était le seul à proposer des interventions visant à améliorer la mémoire et l’autonomie des personnes âgées avec un diagnostic de MA.» Aujourd’hui, le couple a deux enfants et travaille dans la même unité de recherche à l’Université de Genève. Alors, évidemment, on parle souvent vieillissement à la maison. Et c’est à quatre mains que les Van der Linden ont écrit leur ouvrage.

Dans votre livre, vous dénoncez les fréquentes annonces alarmistes qui prévoient un «tsunami» de personnes âgées qui souffriront de démence d’ici à 2050. Peut-on précisément diagnostiquer la maladie d’Alzheimer (MA)?

VdL.: Non. Dans la majorité des cas, les personnes âgées ont des anomalies cérébrales de différents types. Le plus souvent, le cerveau d’un homme ou d’une femme qui a reçu ce diagnostic présente non seulement des plaques séniles et des dégénérescences neurofibrillaires que l’on dit typiques de la MA, mais aussi de nombreuses autres anomalies, notamment des corps de Lewy, des problèmes vasculaires, etc. Or, le milieu biomédical recherche désespérément la cause spécifique de la MA. Les consultations mémoire, où les médecins envoient leur patient pour un diagnostic de plus en plus précoce, sont le bras armé de cette approche. On fait passer des batteries de tests standardisés, mais sans tenir compte de tout ce qui peut
influencer les performances d’une personne âgée. Un individu peut obtenir des performances faibles parce qu’il est anxieux, qu’il n’a pas bien dormi la veille.

Vous dénoncez «la médicalisation et la pathologisation du vieillissement cérébral et cognitif» et vous affirmez que «la démence sénile est une expérience de vie comme les autres». Vous n’y allez pas un peu fort?
VdL: Absolument pas. A 90 ou 95 ans, un grand nombre de personnes auront des problèmes cognitifs, parfois importants, c’est inéluctable, car le cerveau vieillit comme le reste du corps; cela fait partie de l’aventure humaine. La seule différence, c’est que certaines personnes auront des problèmes plus tôt et plus graves. Arrêtons de parler de maladie. A nos yeux, la démence est le résultat de toute une série de mécanismes (vasculaires, inflammatoires, etc.), mais c’est également le résultat de nos expériences de vie.

Justement, vous évoquez une série de facteurs de risque de démence. Quels sont-ils?
A.-C. VdL: Ils sont très nombreux et interviennent tout au long de la vie: un bas niveau scolaire, un manque d’activités cognitives stimulantes et variées – par exemple trop d’heures passées devant la télévision –, un manque d’activité physique, avoir eu un traumatisme crânien, le sentiment de solitude, la dépression, l’hypertension, l’obésité, le diabète, le tabac, les toxines environnementales, comme les pesticides ou les particules fines. Le stress joue aussi un rôle, par exemple dans le contexte d’un veuvage, de problèmes professionnels, du décès de la mère pendant l’adolescence, ou encore un stress posttraumatique à la suite d’une guerre.

L’activité physique est-elle importante à tous les âges de la vie pour lutter contre la démence sénile?
VdL: Oui, cela a été démontré dans de très nombreuses recherches. Par exemple, les femmes actives durant leur adolescence présentent un risque diminué, presque de moitié, de développer des troubles cognitifs durant leur vieillesse. Il a été également établi que les gens qui, à la cinquantaine, pratiquent une activité physique régulière ont une probabilité significativement moindre de développer une démence. Cela est vrai aussi pour les personnes âgées.

La période de la cinquantaine semble cruciale pour préparer sa vieillesse
VdL: Beaucoup de données montrent que c’est le cas. Les gens font face à une série de changements: les enfants ont quitté la maison, des problèmes de santé surgissent. C’est à ce moment que la prévention est essentielle: avoir une activité physique, veiller à ne pas être envahi par le stress, se préparer à la vieillesse en planifiant sa retraite, garder une insertion sociale indépendamment du travail, éviter une surcharge médicamenteuse et le tabagisme, contrôler le diabète et l’hypertension.

Dans votre ouvrage, vous affirmez que la recherche sur la maladie d’Alzheimer est en crise. Comment l’expliquer?
VdL: De plus en plus de voix se font entendre pour défendre un changement d’approche du vieillissement cérébral et cognitif. En deux décennies, la MA a fait l’objet de 73 000 articles scientifiques, soit une moyenne phénoménale de 100 articles par jour. Et l’on n’a toujours pas trouvé l’ombre d’un médicament efficace! Cela suggère que l’on s’est trompé d’approche et qu’il faudrait aborder le vieillissement cérébral et cognitif dans toute sa complexité. Le milieu biomédical dit: «Donnez- nous plus d’argent et on trouvera.» D’autres affirment que celui qui identifiera le marqueur biologique de la MA recevra le Nobel de médecine. C’est une illusion totale car, au vu du nombre de mécanismes en jeu, autant espérer décrocher la lune.

Vous avez été neuropsychologue responsable dans une consultation mémoire et vous dites qu’il ne faudrait pas donner le diagnostic de MA aux patients. Pourquoi?
A.-C. VdL: J’ai arrêté de le faire depuis plusieurs années déjà, notamment après avoir lu des études démontrant que des gens qui ont des dépressions répétées peuvent développer des anomalies cérébrales similaires à celles de la MA. Le diagnostic de MA cloisonne les gens dans une évolution apocalyptique: une patiente était tellement désespérée qu’elle m’a demandé s’il était possible de faire une greffe de cerveau. La démence est associée à un état catastrophique, décrit avec des termes comme «perte d’identité», «mort vivant», alors que, même avec des troubles importants, les personnes gardent une identité et une capacité d’expression. Les mots ne sont pas neutres: les stéréotypes négatifs sur le vieillissement peuvent induire des incapacités supplémentaires, s’ajoutant à celles qui découlent du vieillissement cérébral.

Mais alors, comment présenter un diagnostic?
A.-C. VdL: En consultation, je montre aux personnes un schéma de puzzle, en leur disant que les différentes pièces représentent différents facteurs (biologiques, environnementaux, sociaux, éducatifs, psychologiques, etc.) qui ont pu jouer un rôle dans la survenue de leurs difficultés. Je leur dis que l’on peut agir sur certaines pièces de ce puzzle et je leur procure des pistes pour continuer d’aller bien en dépit de leurs problèmes de santé. Les personnes sont en majorité très reconnaissantes en sortant de notre entretien, car je leur redonne un contrôle sur leur histoire.

Pour combattre les troubles cognitifs, vous mettez l’accent sur la prévention. Vous ne rêvez pas un peu?
VdL.: Non, il semble possible de diminuer les expressions les plus problématiques du vieillissement cérébral en réduisant les facteurs de risque vasculaire, en mangeant plus sainement, en

faisant de l’exercice, en s’engageant dans des activités stimulantes. Mais il ne faut pas devenir obsédé par chaque chose que l’on fait, il s’agit de maintenir une saine modération. Il faut cependant que ces mesures de prévention soient réellement assumées sur le plan politique et social. Ce n’est pas seulement dire aux gens «Bougez régulièrement», «Mangez mieux». Il faut réfléchir aux moyens d’amener les personnes à changer vraiment de comportement. Pour cela, il faut impliquer les médecins généralistes, des psychologues, des médiateurs socioculturels, des associations…

Que pensez-vous de la prise en charge actuelle des personnes âgées par les EMS? 
VdL.: Les aînés présentant une démence considèrent souvent l’EMS comme une prison sans barreaux et un monde du silence, avec peu d’occasions de prendre leurs décisions dans la vie quotidienne, une dépendance vis-à-vis des soignants, où ils ne sont souvent pas considérés comme des personnes, mais comme des malades, où ils ne se sentent pas chez eux. Il faudrait changer beaucoup de choses pour passer à une approche moins centrée sur les questions médicales et bureaucratiques, mais plus centrée sur l’individu, son bien-être et sa qualité de vie. Pourquoi y distribuet- on quotidiennement en moyenne 8,2 médicaments par personne? Pourquoi des pensionnaires sont-ils couchés à 18 heures? Pourquoi y a-t-il aussi peu d’ouvertures sur la société? Où est l’intergénérationnel? Pourquoi n’y a-t-il pas de réflexion de fond sur la sexualité et l’intimité?

Etes-vous optimistes? Les choses vont-elles changer?
Nous l’espérons, c’est la raison pour laquelle nous avons écrit ce livre. Mais le changement nécessitera un vaste débat citoyen et une prise de conscience générale des limites de l’approche dominante. Défendre une autre manière de penser le vieillissement, c’est aussi s’engager pour un autre type de société.

* «Penser autrement le vieillissement», Ed. Mardaga, 259 pages.

Téléchargez le pdf Paru le 13/11/2014 dans l'Hebdo
Profil

Elle, docteure en psychologie et chargée de cours à l’Université de Genève, neuropsychologue responsable à la Consultation Mémoire des Hôpitaux universitaires de Genève durant vingt ans.

Lui, professeur de psychopathologie et de neuropsychologie aux Universités de Genève et de Liège.