Sabine Pirolt

Journaliste reporter
Interview

“Ce drame renvoie chacun à sa part de folie”

Le 2 janvier 2013, un forcené atteint de troubles psychiatriques a tiré une trentaine de coups de feu et abattu trois personnes dans le village de Daillon. Sociologue et ethnologue, le Valaisan Bernard Crettaz analyse les réactions et les sentiments face à ce type de tragédie.

Que vous inspire la tuerie de Daillon?
Depuis plusieurs années, je me dis que de tels événements peuvent arriver n’importe où dans le monde. C’est un fait nouveau. Dès que j’ai appris la tuerie, j’ai pensé à Zoug, à la Norvège et à ce qui s’est déroulé il y a quelques semaines à Newtown, aux Etats-Unis. Il y a un retour de la folie meurtrière et violente, et en situation de mondialisation, il faut s’attendre à la répétition de ce genre de drame.

Ce phénomène n’a-t-il pas toujours existé?
Si bien sûr, mais les gens ne le savaient pas. Aujourd’hui nous assistons à deux phénomènes: la mondialisation et la confusion. Nous sommes tous pris dans la globalisation. C’est ainsi et il ne s’agit pas de mettre la faute sur les médias. Quant à la confusion, elle provient du fait que l’horrible – images TV ou de jeux vidéo de violence meurtrière – est presque en voie de banalisation. Les nouveaux instruments technologiques diffusent à la fois des faits réels et inventés. Cela crée une confusion entre le fantasme et la réalité.

Pour quelles raisons certains passent-ils à l’acte?
Comme lors d’un suicide ou d’un meurtre, nous n’avons pas de réponse ultime. Les raisons nous échappent. Chez les personnes équilibrées, ce genre d’actes reste au niveau des fantasmes. Chez celles qui ne le sont pas, il y a des risques de passage à l’acte. Tout est aléatoire, car nous sommes devant quelque chose d’inexplicable. Cependant, nous ne voulons pas l’admettre. Alors nous fouillons. Nous traquons le tueur jusqu’aux ultimes éléments de sa biographie pour tenter d’expliquer ses actes et nous rassurer nous-mêmes. Regardez en Norvège, mais également aux Etats-Unis ou à Bienne, avec le forcené que l’on juge actuellement: nous sommes devant l’inexplicable.

Pourquoi ce besoin de se rassurer?
Le drame de Daillon renvoie chacun à la part de folie qu’il a en lui et au fantasme de passer à l’acte. Nous savons bien que la richesse de l’être humain est sa petite part de raison et son continent infini de fantasmes. En fait, il s’agit d’exorciser cette part de folie qui habite tout le monde. Nous l’exorcisons en mettant sur pied une société de plus en plus sécuritaire et fermée, mais également en cherchant des explications à l’inexplicable et en tentant d’apprivoiser l’inapprivoisable.

N’est-ce pas un paradoxe que cette tuerie se soit déroulée dans un village où la solidarité est censée être plus développée et les rapports humains plus chaleureux?Un village traîne avec lui les images de communauté, de solidarité et de connaissance réciproque. Mais depuis toujours, des gens y vivent des situations de solitude terrible. Il y existe, comme partout ailleurs, toutes les exclusions possibles.

Qui sont les marginaux aujourd’hui?
Les chômeurs, les employés qui se suicident dans les entreprises, les malades, les personnes âgées, les malades mentaux. L’exclusion atteint de plus en plus la frange des gens «normaux». Nous vivons aujourd’hui deux processus contradictoires: une surveillance et une prise en charge généralisée par des moyens technologiques modernes, et en même temps un processus d’exclusion, parce que demain votre mari, votre employeur ou votre logeur peuvent vous dire: «C’est fini!» N’importe qui peut devenir marginal. Ce paradoxe – soit la surveillance extrême et l’exclusion potentielle – est une des sources de violence aujourd’hui.

Jeudi, vous donnez justement une conférence sur l’intégration des «fous»
Oui, il s’agit de parler des nouveaux problèmes posés par les malades psychiques. Ils sont suivis, mais sont en liberté. Cette situation pose d’immenses problèmes d’intégration sociale. Le malade luimême a tendance à s’isoler. Il se construit une héroïsation de sa maladie. Le milieu social a également tendance à le mettre à part: il est difficile de savoir comment se comporter avec un malade mental, car il est hors de la normalité, tout en étant proche de nous. J’aimerais poser une question: vaton rester les bras croisés après ce drame? La société traditionnelle, dans laquelle j’ai grandi, avait les moyens d’affronter la mort, la marginalisation et la folie. Il s’agit de trouver des solutions grâce à ce savoir: constituer des communautés, permettre l’expression contre l’isolement et la solitude, mettre des mots sur lapeur sauvage qui nous habite, trouver des rites et un langage qui permettent de réintégrer les marginaux.

Nous occupons-nous suffisamment d’eux?
Nous assistons comme jamais à un retour du bénévolat et au développement des institutions psychiatriques et psychosociales. Mais malgré la richesse de ce réseau, il peut se passer des drames comme à Daillon. J’entends beaucoup de collaborateurs qui travaillent dans les institutions et les hôpitaux dire combien il est difficile d’assurer le suivi de nombreux dossiers, vu le manque de moyens.

Comprenez-vous que ce genre de personnes fassent peur?
Oui, car elles traduisent une image possible de notre personne, dans un processus de mise à l’écart par soi-même et les autres. Dans le climat économique actuel, influencé par la crise et une pensée néo-libérale, que n’a-t-on pas entendu de la part de certaines personnes au pouvoir: les réseaux psychosociaux sont trop chers, la prise en charge des malades est trop importante, il existe trop de profiteurs qui touchent l’AI ou l’assistance sociale. Certains politiciens feraient tout pour abolir l’état social. Il faut situer cet isolement dans cette stratégie globale qui tend à diminuer les prestations sociales.

A peine une semaine après le drame, les médias cherchent d’autres coupables. Le tuteur du tueur est sur la sellette…
Le soir même des événements, j’ai dit que la prochaine étape serait la recherche de boucs émissaires. Nous avons assisté à la fouille méticuleuse de la biographie, puis la mise en question des armes à domicile, et aujourd’hui c’est le tuteur. Ce n’est pas fini, il y en aura d’autres. Il en faut d’autres pour se rassurer.

La culture du fusil estelle plus développée en Valais qu’ailleurs?
Je ne sais pas si le Valais est plus armé que d’autres régions. Ce que je peux dire c’est que notre canton est un monde de rêve pour dénoncer les catégories que certains voulaient dénoncer. Il est dans la cible pour tout, notamment l’arriération du service des tutelles. Mais je tiens à rappeler ici que cette tuerie aurait pu se passer n’importe où. Le «tutoring» connaît des dysfonctionnements partout, il faut le dire très haut.

Faudrait-il interdire les armes à la maison?
Nous devons tout faire pour les limiter et être encore plus sévère. Mais si une personne veut passer à l’acte, il ne faut se faire aucune illusion, elle trou- vera toujours les instruments nécessaires.

Et vous, possédez-vous un fusil?
Attendez que je réfléchisse… Non, je n’en ai pas.

 

Téléchargez le pdf Paru le 10/ 01/ 2013 dans l'Hebdo
Profil

1938 Naissance à Vissoie

1973 Doctorat en sociologie à l’Université de Genève

1976 Conservateur du Département Europe du Musée d’ethnographie de Genève

1977 Rencontre l’anthropologue Yvonne Preiswerk, sa future femme

1982 Cofondateur de la Société d’études thanatologiques de Suisse romande

«DES BOUCS ÉMISSAIRES, IL EN FAUT POUR SE RASSURER.» Bernard Crettaz