Sabine Pirolt

Journaliste reporter
Enquête

Belle-mère: la galère

Avec l’augmentation des divorces, de plus en plus de femmes sont amenées à refaire leur vie avec des hommes qui sont déjà pères de famille. Conflits larvés, non-dits souvent, tensions familiales: enquête autour des nouvelles marâtres.

Vécu Journaliste française,Caroline Bodinat a écrit un ouvrage aussi caustique que drôle sur les marâtres. (© François Daburon)

Les jeudis soir, Christelle, élégante quadragénaire vaudoise, sans enfants, a décidé de ne plus les passer à la maison: elle sort avec des amis. La raison? L’énergie négative qui règne chez elle. Les responsables? Ses deux belles-filles de 17 et 18 ans qui rendent visite à leur père, son compagnon depuis trois ans. Elles se chamaillent souvent et leur éducation est à l’opposé de ses conceptions. «Pour elles, l’argent est au centre de tout. Elles ont toujours eu ce qu’elles veulent, vêtements de marque y compris.» Et comment faitelle le reste du temps, soit un week-end sur deux? «J’essaie de prendre de la distance pour me préserver moi-même et mon couple. Je ne dis rien lorsque je désapprouve une attitude, mais on sent très bien que je suis exaspérée. Je sais que je n’ai aucun droit sur elles, mais j’ai le droit au respect de ma vie et de mon espace.»

Sortir de l’ombre
Comme Christelle, elles sont des milliers à vivre cette situation en Suisse. En tombant amoureuses d’un père de famille divorcé ou séparé, elles deviennent marâtres. A l’insu de leur plein gré. Combien sontelles à côtoyer les enfants d’une première épouse? Difficile à dire. L’Office fédéral de la statistique ne détient pas encore de chiffres sur les familles recomposées. Rien qu’en 2010, pas moins de 15 374 nouveaux enfants mineurs étaient touchés par le divorce de leurs parents. Ils étaient 12 731 en 2011, une baisse qui s’explique par un changement de source dans les calculs de l’OFS. La tranche d’âge la plus représentée est celle des 10 à 14 ans, suivie par les 5 à 9 ans. C’est dire si celles qui recherchent un compagnon ont des chances – ou des risques – de tomber sur un homme et «le lot qui va avec».

Si, dans les années 90, les articles sur les familles recomposées dépeignaient une situation idyllique, un bonheur retrouvé après la tempête de la séparation, cette belle façade se fissure. Des femmes se mettent à dire tout haut ce que d’autres vivent dans leur coin, depuis de trop longues années (lire encadré p. 51). A l’instar de l’association suisse Donna2, créée en février 2012, dont le but est d’attirer l’attention sur la situation difficile des «deuxièmes femmes». Donna2 lutte pour l’égalité des droits aussi bien des premières et des secondes femmes que des premières et des secondes familles. De l’ingérence de l’ex dans leur vie de couple à l’effort financier auquel elles doivent consentir, les obstacles au bonheur sont nombreux. Leur nouvel amour doit le plus souvent payer une pension alimentaire. Conséquence: Madame Ex vit mieux que la nouvelle compagne. Katherin Säuberli explique: «Les témoignages affluent par centaines, dont certains sont tragiques. Beaucoup de deuxièmes femmes se sentaient isolées. Elles sortent de l’ombre. Elles nous remercient de briser le tabou et de parler de cette immense difficulté qu’elles ont à trouver leur place.»

Position difficile 
Divorcée, mère de famille, marâtre et coauteure d’un ouvrage sur le sujet*, Marie-Luce Iovane souligne la difficulté de ce rôle pour lequel il n’existe pas plus de modèle que de mot propre (lire encadré p. 52), sinon celui, très négatif, de marâtre. «Aucune fillette ne se déguise en marâtre, mais en princesse, oui! Dans les récits et les contes d’autrefois, la mère était morte. Aujourd’hui, il y a cohabitation entre elle et la nouvelle compagne du père.» Elle est catégorique: aucune belle-mère ne veut remplacer la maman. Les enfants sont un «dommage collatéral». Cette Française revendique quinze ans d’expérience en la matière et la création du Club des marâtres qui se réunit une fois par mois à Paris. «Une cinquantaine de nouvelles adhérentes s’inscrivent chaque année. Jamais aucune ne m’a dit que tout est merveilleux.» Il existe bien sûr toujours des situations où cela se passe bien. Au fait, pourquoi ne pas avoir créé un club pour les beaux-parents? «Les attentes ne sont pas les mêmes entre les hommes et les femmes. Pour ces dernières, la situation est bien plus difficile.» Les enfants vivent en effet majoritairement chez leur mère. Ils vont chez leur père moins souvent, pour le week-end et les vacances. De ce fait, ce dernier n’insiste pas trop pour faire de l’éducation. «Lorsqu’il les voit, il a envie que cela se passe bien, car il a peur d’une rupture avec eux.»

On devine alors facilement qui s’occupe de l’hygiène et du rangement, et qui demande à Fiston de ramasser ses chaussettes. C’est très souvent la nouvelle femme qui prend la place de l’ancienne dans la répartition des tâches ménagères. Difficulté supplémentaire des marâtres par rapport aux parâtres: le fait que le lien fondamental d’un enfant est celui à la mère. Aline Renaut, responsable d’un service d’accueil familial spécialisé pour enfants et adolescents, auteure d’un mémoire de 132 pages sur le sujet** et elle-même marâtre, constate: «Dans la fantasmagorie de l’enfant, la nouvelle compagne tente d’occuper une place menaçante pour sa mère. C’est encore pire lorsque le père a quitté sa maman pour elle. Elle est ainsi plus attaquable.» La Française rappelle que la situation du parâtre est d’autant plus facile que c’est souvent lui qui, dans les familles recomposées, ramène le salaire ou du moins a un revenu plus important. Un poids financier qui pousse la mère à ménager son nouveau compagnon lorsqu’il y a conflits entre lui et sa propre progéniture. «Il faut que le deuxième couple tienne.»

Place s. v. p.!
«Mais tu savais qu’il avait des enfants et qu’il était marié, de quoi te plains-tu?» Cette phrase, Anne Décosterd, ancienne députée au Grand Conseil vaudois et vice-présidente de l’association Donna2, ne la supporte plus. «Oui, nous le savions intellectuellement, mais concrètement, personne ne sait ce que cela veut dire avant de l’avoir vécu!»

Dans les faits, cela veut dire passer après les gosses. Thérapeute de famille, Nahum Frenck voit défiler de plus en plus de deuxièmes compagnes avec leur mari ou concubin, dans son cabinet de Lausanne. Elles ont la trentaine, ils ont la cinquantaine et ont des enfants d’un premier mariage. Elles s’engagent pour la première fois dans une histoire sérieuse. «Leur vie commence le jour où elles ont rencontré cet homme. Le message de certaines d’entre elles est: “Oublie ton histoire précédente!” Elles ne réalisent pas qu’elles se trompent lourdement. Elles ne comprennent pas non plus pourquoi elles ne sont pas en première position. Elles disent: “Ta première femme t’a fait souffrir, tes gamins te font toujours ch… et je passe toujours en deuxième?”» Ce ne sont pas les thérapies les plus faciles, remarque encore le pédiatre vaudois qui conseille à toutes de réaliser une chose: elles seront toujours numéro deux et passeront toujours après la progéniture de leur conjoint. «C’est plus facile à vivre si une femme est déjà mère.» Est-il mieux de s’en aller pour laisser le père seul avec ses enfants alors? «Non, pas forcément. Mais si une marâtre ressent le besoin de partir quand ses beaux-enfants viennent, il vaut mieux qu’elle le fasse, car ils sentent très bien si elle se force et n’a pas envie d’être là.»

Dernière roue du char
Courir, nager ou skier, c’est ce que faisait Anne, la quarantaine dynamique, au lieu de s’ennuyer à la regarder s’amuser sur une place de jeux. Elle a vécu sept ans avec un homme qui avait trois bambins. Elle avait 30 ans lorsqu’elle a fait la connaissance de sa fillette qui en avait 5 et de ses jumeaux de 3 ans. Leur mère était «très correcte» et entretenait de bonnes relations avec son ancien mari. Anne a toujours eu l’impression d’être «un tout petit wagon», le dernier d’un long train. Le plus dur: «Partager le papa avec le trio, un week-end sur deux.» A table, les frères et sœurs se battaient pour être assis à côté de lui. «Le reste du temps, sur trois, il y en avait toujours un dans les pattes du papa. Il suffisait que je discute avec mon compagnon, et que l’un d’eux arrive, pour que je n’existe plus. Mais je le comprenais. J’ai l’impression qu’une marâtre ne trouve pas sa place avant que les enfants aient 18 ou 19 ans. Les gens qui vivent cette situation m’ont dit la même chose.»
Le couple n’a pas attendu que le trio ait cet âge pour se séparer. «Aujourd’hui, je n’arrive même pas à dire si je comptais pour eux.» Si la Vaudoise n’a pas souvent accompagné la petite famille sur les places de jeux, elle a essayé de leur ouvrir l’esprit en proposant des expositions. «Mais leur père, qui ne les voyait qu’un soir par semaine et un week-end sur deux, avait peur qu’on ne leur impose une activité qu’ils n’aiment pas…»

Trouver une niche.
Florence***, 40 ans, qui travaille dans le négoce international, est persuadée que ce sont les enfants «qui vous placent». Lorsqu’elle s’est mise en ménage avec son nouveau compagnon, elle a tout de suite admis que la «grosse priorité» était ses belles-filles. Passionnée d’équitation, bonne nageuse et volleyeuse, cette Genevoise, qui n’a jamais voulu d’enfants, s’est fait sa place sur le terrain du sport. «Je me suis créé mes compartiments. J’ai un rôle de complice.» Ses belles-filles avaient 3 et 6 ans lorsque leur père a quitté leur mère pour… elle. «Trois années d’horreur, c’est en moyenne le tarif à payer, comme j’ai pu le constater en écoutant les gens qui ont vécu la même expérience. Durant cette période, je me suis faite toute petite. Heureusement, leur maman est intelligente et n’est pas possessive du tout. Elle a refait sa vie et a su passer l’éponge pour le bien des filles qui ont aujourd’hui 15 et 18 ans.»

Pour que la marâtre ait une chance d’avoir des relations de qualité avec ses beaux-enfants, il faut que la mère l’y autorise. Aline Renaut observe: «Si cette dernière est blessée, la marâtre peut faire tous les efforts du monde, elle n’aura aucune chance auprès de l’enfant. Leur maman n’aura même pas besoin de verbaliser sa position, il sent les choses.» Donc sans bénédiction de la «reine mère», comme Marie-Luce Iovane et les autres marâtres du club appellent la première femme, pas de salut.
Dans les témoignages entendus au fil des années, cette dernière relève des comportements maternels qui vont de l’indifférence à la franche hostilité, en passant par différents noms d’oiseaux jetés à la figure de certaines d’entre elles. «Il arrive que Madame Ex raccroche quand elle tombe sur la marâtre qui répond au téléphone. D’autres disent juste: “Passez-moi untel”, sans même dire crotte! Cette indifférence mène certaines belles-mères dans des situations proches de la folie. Sans mentionner les enfants qui parfois aimeraient bien parler de la nouvelle compagne de papa. Comment le peuvent-ils si Madame Ex ne lui laisse pas d’espace?» La première a-t-elle peur de perdre sa place auprès de ses enfants? Craint-elle de perdre son influence sur son ancien mari? Est-elle jalouse de la relation que ses rejetons pourraient développer avec la nouvelle? Qu’est-ce qui se joue dans ce cas-là? Malgré un ouvrage écrit sur le sujet, Marie-Luce Iovane n’a pas de réponse à ces questions. «J’aimerais bien que des psys lancent une étude sur le sujet.»

Nuages à l’horizon
Dans de nombreux témoignages récoltés par L’Hebdo, il semble que, même si les choses se passent bien au début, il suffit d’un détail pour briser le nouvel équilibre. C’est ce qu’a vécu Katia***, Bernoise de 42 ans. Son nouveau compagnon était son voisin, son ex-femme, appelons-la Sonia, une amie. C’est cette dernière qui a quitté son époux. «Au début, Sonia était très contente que son mari refasse sa vie avec moi. J’ai une adolescente qui s’entend très bien avec sa fille et ses deux fils.» Un jour, Sonia apprend que tous les enfants viennent dans le lit des deux adultes le dimanche matin. «Elle n’a plus voulu que je le voie lorsqu’il avait les enfants, soit une garde à 40%. Je pense que ce n’était qu’un prétexte. En réalité, elle a toujours rêvé d’avoir une grande famille parfaite, contrairement à moi. Et c’est moi qui vit son rêve. Le garçon de son nouveau compagnon est très gâté, il ne s’entend pas avec les trois autres.» Katia emménagera tout de même dans l’ancienne maison du couple. La première femme y entrera toujours sans sonner. «Cela me rendait folle. Au bout de quatre ans, nous avons déménagé. Sonia, qui a toujours voulu jouer un rôle dans notre nouvelle famille, n’a pas compris qu’elle en a déjà un immense à travers ses enfants…»

L’exemple de Catherine*** est aussi révélateur. Cette mère de deux fillettes et marâtre d’une adolescente de 15 ans raconte avoir vu l’ambiance entre le père de ses enfants et son ex-femme dégénérer pour une sombre histoire de bonnet en laine perdu. Cela a fini par une enquête du Service de protection de la jeunesse pour déterminer si le père avait le droit de garder l’autorité parentale. «Les ennuis ont alors commencé entre les deux parents. Ce qui a brisé l’harmonie générale. J’en ai beaucoup voulu à sa première femme, même si elle m’aimait bien. Et j’en voulais aussi à mon compagnon pour être resté si longtemps avec une personne pareille.»

Pour Valérie***, mère au foyer vaudoise, c’est le mariage avec son compagnon et le fait que ce dernier doive s’habiller plus élégamment pour son nouveau travail, soit porter des completscravates, qui a jeté un froid avec la première femme. «Elle-même a perdu son emploi durant cette période. Elle s’est mise à revendiquer plus d’argent, en pensant que mon mari gagnait plus puisqu’il avait un nouveau look.»

Autour du linge
En interviewant des marâtres de toutes classes sociales pour son mémoire, Aline Renaut a été frappée par deux problématiques inattendues: la circulation du linge et le refus d’avoir un lien particulier avec la progéniture de l’autre. «Certaines regrettent même que leur compagnon ait des enfants d’une première union. Elles ne font pas d’efforts pour s’en occuper, car “c’est son problème”.» Quant à la circulation des vêtements, deuxième problématique dont l’importance a étonné cette travailleuse sociale, elle peut en dire long sur la façon de régler les conflits entre les adultes. Nombre de marâtres lui ont raconté que les habits revenaient abîmés, ou que la mère envoyait ses bambins chez le père avec très peu d’effets personnels. Valérie se souvient de premières années assez pénibles: «Le fils de mon mari, âgé de 4 ans, n’avait jamais rien. Nous lui achetions alors des habits et des souliers. Le problème n’était pas qu’il repartait avec, mais plutôt qu’il revenait sans. Pourtant sa mère recevait une pension confortable.» Le linge pose encore d’autres problèmes, surtout lorsqu’il est sale et appartient à la descendance de son conjoint, qui délègue souvent les tâches ménagères à sa nouvelle compagne. Marie-Luce Iovane: «L’intimité des enfants des autres n’est pas celle des petits à soi. A cela s’ajoutent les éternelles chaussettes qui traînent par terre, sans parler des culottes tachées semées un peu partout.» Des attitudes qui avaient poussé Katherin Säuberli à engager un combat avec son beau-fils: «Il abandonnait ses vêtements sales et ses papiers de bonbons n’importe où, malgré mes protestations. C’était sa façon de me montrer son mépris. Contrairement à moi, ce désordre ne le gênait pas.»

A ces petits détails de la vie quotidienne s’ajoutent d’autres questions plus fondamentales qui relèvent de l’éducation et de la différence culturelle qui prévaut dans chaque famille. Christine: «Chez sa mère, ma belle-fille de 15 ans peut utiliser son portable à sa guise. Et je n’ai pas envie que mes propres enfants, plus jeunes, aient cet exemple sous le nez.» Christelle est encore confrontée à deux belles-filles qui se fichent bien de finir un fromage avant d’ouvrir l’emballage d’un autre, ou qui n’hésitent pas à jeter un tube de dentifrice plein si le goût ne leur plaît pas. Elle ne s’y habitue pas: «Ce n’est pas ma vision de l’éducation, car j’ai d’autres valeurs qu’elles. Il m’est arrivé de le dire. Je sens très bien qu’elles en parlent avec leur mère. Je sais aussi qu’elles ont l’impression que je suis en train de changer leur papa qui partage de plus en plus ma vision des choses.» Que faire alors?

Au père de jouer
Le thérapeute Nahum Frenck est catégorique: c’est au père que revient le devoir de légitimer la marâtre dans ses tâches éducatives. Monsieur peut très bien déléguer. Ce qui est important, c’est d’être clair et explicite. «Mais demander cela à un homme est très compliqué, car l’élément caractéristique de celui-ci est le brouillard. C’est un style, une façon d’être. Il laisse planer les choses en pensant qu’elles vont se passer. De plus, il n’est pas très doué pour les relations publiques.» De fait, ce serait au père d’endosser le rôle de chef d’orchestre, d’instituer une place à sa nouvelle compagne, de servir de traducteur en cas de divergences culturelles, d’entreprendre le nécessaire pour que son nouvel amour ne se sente pas envahi sur son propre territoire. «C’est normal qu’une belle-mère ressente parfois de la haine, alors qu’elle essaie, par exemple, de travailler à son bureau et que des gosses qu’elle n’a pas voulus envahissent son espace, pendant que Monsieur regarde tranquillement la télévision.» Nahum Frenck constate que beaucoup d’hommes divorcés se remettent avec une femme en pensant qu’il sera ainsi plus facile de s’occuper des enfants. «Mais c’est la chose à ne pas faire si l’on veut se simplifier la tâche. Se remettre avec une nouvelle compagne donne plus de travail que de rester seul.» A bon entendeur…

* «Belle-mère ou marâtre: quel rôle pour la femme du père?» De Marie-Luce Iovane. ** «Belles-mères, entre “marâtres” et “marraines-fées”». D’Aline Renaut, 132 pages, 2009. *** Prénoms modifiés.

PAS DE MOT, PAS D’EXISTENCE?

Selon le dictionnaire Le Petit Robert, le terme marâtre désigne la «femme du père, par rapport aux enfants qu’il a eus d’un premier mariage». Un terme qui n’est plus guère utilisé, comme le souligne Aline Renaut, responsable d’un service d’accueil familial spécialisé, auteure d’un mémoire sur le sujet*. «Probablement parce qu’il renvoie au mythe de la méchante marâtre des siècles passés qui épousait le père après le décès prématuré de la première épouse et ne pouvait donner d’amour à l’enfant d’une autre.» Ne reste alors que le mot belle-mère, qui désigne également la mère du conjoint.
Dans d’autres langues, un mot précis permet de désigner la nouvelle femme du père. «Stiefmutter» en allemand, «matrigna» en italien, «madrastra» en espagnol ou encore «stepmother» en anglais. Ce mot fait défaut à la langue française. «Ce qui n’est pas nommable ne peut pas être normal», explique le sociologue Pierre Bourdieu, qui précisait que «le prénom, qui, comme le tutoiement, s’emploie entre proches de même rang social introduit une familiarité propre à affaiblir l’autorité de la belle-mère. Tutoiement et prénom évoquent davantage un lien d’amitié qu’un lien de parenté et introduisent la confusion dans l’écart générationnel.»

*«Belles-mères, entre “marâtres” et “marraines-fées”», 132 pages, 2009.

 

 

KATHERIN SÄUBERLI

«Ils m’ont prise au sérieux quand je suis devenue mère»

Katherin Säuberli a 35 ans lorsqu’elle rencontre son mari. Lui, il en a dix-huit de plus, et deux enfants – 10 et 13 ans – d’une femme d’avec laquelle il est séparé. Elle-même est divorcée, sans enfants. Deux ans plus tard, en 2006, ils emménagent ensemble. Les difficultés et les souffrances par lesquelles passent les «deuxièmes femmes», cette Alémanique établie au Tessin connaît. Elle connaît si bien qu’elle a créé, voici quelques mois, l’association Donna2 qui lutte pour leurs droits et leur reconnaissance, légale et financière.
Elle dénonce la situation de ces marâtres. «C’est incroyable la façon dont la première femme dicte la vie de la deuxième, par exemple, en lui disant comment elle doit se comporter avec les enfants. Beaucoup de celles qui me contactent me racontent combien la première se mêle de la vie de leur couple, en modifiant les gardes ou en faisant d’innombrables recours pour repousser le divorce et empêcher le remariage de leur exconjoint.» L’hostilité de son beau-fils et de sa belle-fille, elle l’a ressentie à d’innombrables reprises. «Leur mère leur avait dit que j’étais responsable de la séparation du couple, ce qui est faux. Un jour, ils m’ont dévoilé: “On aurait pu te faire souffrir davantage, mais on n’a pas toujours écouté maman. Elle nous disait de te traiter comme si tu étais de l’air.”
La Tessinoise d’adoption explique alors que beaucoup de belles-mères ressentent cette difficulté d’exister aux yeux des enfants de leur mari ou de leur compagnon. «Mais quand il s’agit de les amener à l’entraînement de football ou de leur préparer un repas, alors là, la marâtre passe du statut “d’air” à celui de taxi ou de cuisinière.» De la valeur aux yeux de ses beaux-enfants, Katherin Säuberli en a pris le jour où elle est devenue mère. Si sa belle-fille lui a asséné un «encore un héritier» à l’annonce de la future naissance, une fois le bébé arrivé, les enfants ne l’ont plus considérée comme «la jeune maîtresse de leur père, celle qui ne sait rien car elle n’a pas d’enfants», mais comme la mère de leur demi-frère. «Ils m’ont prise au sérieux.» Depuis l’heureux événement, le nouveau couple ne les a plus revus. L’aînée a été envoyée très vite en Amérique du Sud où son cadet l’a rejointe voici dix-huit mois.

www.donna2.ch

 

DES DEVOIRS MAIS PAS DE DROITS
Avocate au barreau de Genève, spécialisée en droit de la famille et auteure de l’ouvrage Au nom de l’enfant, se séparer sans se déchirer, Anne Reiser rappelle que «la loi ne donne a priori aucun droit ni ne fait aucun devoir au concubin d’exercer l’autorité parentale de son concubin sur les enfants communs ou non de ce dernier.» Lorsque les enfants leur sont confiés «dans les faits», par exemple lorsqu’ils passent un week-end sur deux chez l’autre parent, l’époux, le concubin ou le partenaire enregistré sont investis du devoir de veiller à leur bon développement et de ne pas mettre ce bon développement en danger, sous peine de commettre une infraction à l’article 219 du Code pénal.
Sur le plan financier, c’est en vertu de l’article 163 du Code civil que le deuxième époux du parent doit l’aider à remplir ses obligations financières résultant d’un précédent mariage ou de liens de filiation (contributions alimentaires). Dans le partenariat enregistré, c’est un autre article (27 de la Loi fédérale sur le partenariat enregistré) qui fonde cette obligation. Dans le concubinage, si aucun contrat ne le prévoit entre les concubins, il n’y a pas de devoir d’aider son compagnon à faire face à des dettes résultant du droit de la famille. Mais si des poursuites sont exercées contre le parent, on tient compte de la participation «exigible» du concubin aux dépenses du ménage pour calculer le montant à saisir. Idem si le parent requiert l’aide sociale.

 

CAROLINE DE BODINAT
«Etre marâtre, c’est le Vendée Globe!»

«Aujourd’hui dans la même situation, je prendrais les choses avec humour. Je ferais également preuve de lâcher-prise et de recul. Mais à 30 ans, j’étais trop jeune, je n’avais pas d’enfants et j’étais totalement égocentrique.» Assise devant une tisane, dans un restaurant près de la gare de Lausanne, Caroline de Bodinat parle de son expérience de marâtre. Cette journaliste française établie dans la capitale vaudoise a publié un ouvrage* aussi caustique que drôle sur le sujet. Si son récit est un roman, la réalité de belle-mère, elle la vit depuis quatorze ans. «Lorsque j’ai rencontré celui qui est devenu mon mari, sa fille avait 10 ans et son fils 14. Les témoignages que l’on pouvait lire sur les familles patchwork étaient totalement téléguidés: tout le monde parlait de bonheur et d’harmonie, alors qu’être marâtre, c’est le Vendée Globe!» Elle évoque la jalousie qu’elle a ressentie envers les enfants, «une jalousie qui entraîne la méchanceté», et la guérilla des territoires qu’elle a dû mener pour trouver sa place. «C’est au père de la faire pour la nouvelle venue. Or, le père se sent souvent coupable d’avoir divorcé. A ses yeux, les relations doivent bien se passer, car il a envie d’avoir la paix. Il essaie de gommer les aspérités. Lorsqu’il y avait des conflits, il prenait toujours la défense de sa fille et de son fils.» Caroline de Bodinat compare le père à une passerelle mouvante, comme celles que l’on trouve dans la jungle. «Tout le monde s’y accroche comme il peut, et tout le monde a le vertige.»
Elle parle des enfants qui faisaient souvent la tête. «Si vous ne vous entendez pas avec la progéniture de votre conjoint, l’histoire bat de l’aile. Les enfants sont les premiers à le savoir. Et comme dans une cour d’école, ils sont sans pitié avec une belle-mère. De plus, des gamins qui ont mal, cela peut mordre. Nous avions tous les trois des réactions excessivement émotionnelles et ne pouvions pas les verbaliser. Nous étions sur la défensive.» Elle évoque le premier cadeau de Noël de sa belle-fille, alors âgée de 11 ans: le petit livre Madame Je-sais-tout. «C’était quand même bien vu…» Aujourd’hui, les années ont passé et elle a développé un solide lien avec la jeune femme. «Je suis capable de traverser tout Paris à pied pour aller lui acheter un livre.» Les années vécues à leur côté lui ont fait comprendre les difficultés des enfants de divorcés. «C’est à la belle-mère de faire un pas vers eux. Rester sur ses positions n’est pas très constructif. Et l’idéal, c’est de ne pas attendre de retour…»

*«Marâtre», Editions Fayard.

 

Téléchargez le pdf Paru le 2/12/2012