Sabine Pirolt

Journaliste reporter
Découverte

Deux paysans et des millions de visiteurs

Deux frères zurichois sont à la tête d’une ferme qui vient d’être couronnée par un prestigieux prix du tourisme. Reportage à Seegräben.

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ATTRACTION. La Juckerhof séduit des citadins en mal de nature, qui viennent y manger des gâteaux ou acheter des fruits, tout en laissant leurs enfants suivre les activités organisées à leur intention. © Christine Bärlocher, ex-press.

C’est un endroit paradisiaque dans la campagne zurichoise. Il surplombe le lac de Pfäffikon, qui, à cet endroit, est une réserve naturelle. Au loin, les montagnes du Glarnerland. Aux alentours, des champs et des arbres fruitiers. C’est là, sur un domaine de 12 hectares, que s’élèvent les bâtiments de la Juckerhof Seegräben qui, avec la Bächlihof Jona, une autre ferme à vingt minutes de là, compose la Jucker Farm. Cette entreprise familiale qui, suivant la saison, emploie de 100 à 300 personnes, a reçu le plus prestigieux prix du tourisme suisse: le Milestone. C’était le 12 novembre 2013. Ce prix récompense les années de travail acharné de Martin, 41 ans, et Beat Jucker, 40 ans. Deux frères agriculteurs qui ont repris la ferme de leurs parents, à Seegräben, à une petite trentaine de kilomètres de Zurich, pour en faire ce qu’elle est aujourd’hui: un mélange entre une exploitation agricole qui produit fruits et légumes et une attraction touristique. En 2000, ils ont déjà reçu pas moins de quatre autres prix, dont le Swiss Economic Award.

Visiteurs VIP
Ce lundi de fin novembre, il fait froid, malgré le soleil qui brille sur la région. En jean et veste de sport, Martin Jucker porte ces drôles de chaussures à orteils adoptées par certains joggeurs. «Habituellement, du printemps à l’automne, je marche pieds nus. Mais là, vu la température…» Pourquoi ne pas mettre de souliers? «Et pourquoi en mettre? Depuis que je marche ainsi, je n’ai plus de problèmes de dos.» Original, Martin Jucker? Ce n’est pas l’adjectif qui le caractérise. S’il est aimable, on sent chez lui cette retenue de l’homme de la terre. Des chaussures, il n’en a pas enfilé non plus lorsqu’il a accueilli, en juillet dernier, le ministre chinois du Commerce, Chen Deming, qui est venu visiter l’un des domaines de la Jucker Farm. Les Chinois souhaitent répliquer cet exemple réussi d’un mariage entre l’agriculture et le tourisme dans la province de Guangdong. Martin Jucker raconte: «Il a tellement aimé l’endroit qu’il a également voulu se promener dans la réserve naturelle au bord du lac. Il est arrivé avec deux heures de retard à son rendez-vous avec les banquiers d’UBS.»

Business modèle
Même décontraction dans la tenue lors de la visite du président finlandais, le 16 octobre 2013. Sauli Niinistö s’est posé en hélicoptère Puma, dans le champ derrière la Juckerhof. Sans une once de fierté, Martin Jucker commente: «C’était une classe au-dessus. Il y avait des limousines avec des drapeaux suisses et finlandais. » Certes prestigieuses, la visite du ministre chinois, celle du président finlandais et celle du Conseil fédéral, pour sa course d’école en juillet 2013, ne sont évidemment pas le fonds de commerce de l’entreprise familiale.

Mariages et séminaires
Avec ses trois jardins labyrinthes construits à l’aide d’arbres fruitiers, son restaurant, sa très belle terrasse qui donne sur le lac de Pfäffikon, son charmant magasin qui propose des produits du terroir, ses salles de séminaires, ses nombreuses expositions et son programme d’attractions varié, le tout réparti dans trois bâtiments principaux et cinq plus petits, l’endroit attire quelque 800 000 visiteurs par année. Des citadins en mal de nature qui viennent prendre un café, manger des gâteaux ou acheter des fruits. Mais également les collaborateurs de nombreuses entreprises qui passent une journée au vert, et des gens de la région de Zurich qui viennent fêter un anniversaire ou organiser un banquet pour leur mariage. L’équipe de cuisiniers peut aller jusqu’à 35 personnes et préparer 2000 repas par jour. «Et, suivant ce qui leur est demandé, ils sont capables de réaliser des menus de dix plats de très haute qualité.» L’équipe de la Jucker Farm organise 600 events et séminaires par année, c’està- dire des rencontres, des fêtes ou des mariages qui réunissent 20 personnes et plus. «Nos activités de tourisme et d’accueil à la journée représentent 80% de nos affaires. Le reste, soit 20%, est assuré par notre magasin, qui propose des produits de la ferme et du terroir. Au début de notre aventure, c’était exactement le contraire: 80% de ce que nous gagnions provenait de la vente de nos productions maison.»

L’ascension
Les débuts? C’était en 1997: les frères Jucker – cinquième génération de propriétaires – décident d’unir leurs forces et deux domaines. Le cadet, Beat, travaille alors dans la ferme de sa belle-famille (la Bächlihof, à Jona), à vingt minutes de Seegräben. Martin, qui a suivi une formation d’arboriculteur durant trois ans, gagne sa vie sur la propriété de sa famille, avec son père Ueli, âgé aujourd’hui de 72 ans. Dans les années 70, ce dernier s’est débarrassé de ses vaches pour se lancer dans la production de fruits sur 10 hectares. «Avec mon frère, nous nous sommes demandé: «Qu’est-ce qui pourrait marcher? Nous avons planté une vingtaine de sortes de légumes, dont des courges. Beat est allé jusqu’à Paris pour trouver des graines. Ce n’était alors pas du tout la mode en Suisse alémanique. Il en a ramené 80 variétés différentes, mais pas le savoir-faire pour les cultiver. Alors nous avons essayé.» Les deux agriculteurs comptent sur une production de 1 ou 2 tonnes. Ils en récolteront 10. Comme ils ne savent pas où les mettre, ils les entassent près de la ferme de Seegräben. Les clients de leur petit magasin en parlent autour d’eux. Le bouche à oreille fait le reste. Plus de 8000 visiteurs affluent cet automne-là pour voir et acheter des courges. L’année suivante, les deux frères ne plantent que des cucurbitacées. La production monte à 100 tonnes. «Nos parents et nos amis sont venus nous aider à les récolter. Nous travaillions de dix-huit à vingt heures par jour. Nous avions besoin de main-d’œuvre pour nous aider, mais personne ne venait, malgré nos nombreux coups de fil.» Ils organisent une conférence de presse pour que les médias parlent d’eux mais, manque de pot, la nuit précédente, un avion Swissair s’écrase au large de Halifax. Les journalistes n’assisteront pas à leur présentation.

Chute et nouveau départ
Pourtant, en deux mois d’exposition, pas moins de 150 000 visiteurs débarquent à la Jucker Farm. «Nous avons cherché en vain des partenaires pour le catering et l’installation d’une tente pour une cafétéria, car nous n’avions pas d’argent.» Un court reportage au téléjournal alémanique du samedi soir va changer les choses. «Le lendemain, des milliers de gens ont débarqué. Il y avait des embouteillages à des kilomètres à la ronde. Des personnes nous ont téléphoné pour nous proposer de venir travailler.» D’une année à l’autre, la production et le nombre de visiteurs ne cessent d’augmenter. Les Jucker produisent des livres sur les courges, organisent des fêtes à la ferme, des halloween festivals dans le canton, une douzaine d’expositions de courges en Suisse et en Allemagne, en collaborant avec d’autres agriculteurs et en louant des terres aux alentours. «Et un jour, en 2000, nous avons fait faillite. Nous n’avions plus de liquidités, mais beaucoup de marchandises dans nos granges. Nos banquiers ont dit: “Il faut arrêter!” » Heureusement, grâce au plan d’assainissement d’un ancien manager de Migros, une autre banque leur fait confiance. «Nous avons économisé chaque centime et, en 2001, grâce à de très bonnes ventes, nous étions hors de danger. Qui ne fait pas d’erreurs n’innove pas. Ce que nous avons appris de nos erreurs? Désormais, nous calculons les risques avant d’investir.»

Quant aux nuisances amenées par les milliers de visiteurs, elles font grincer les dents de certains voisins et responsables de la commune. Pourtant, un parking de 100 places a été construit pour accueillir les citadins, cela dans le cadre d’un plan d’aménagement cantonal pour la Jucker-hof. Si Martin Jucker comprend ce mécontentement, il ne peut s’empêcher de le regretter: «Les jours qui ont suivi la remise du Milestone, nous avons reçu beaucoup de félicitations. La commune, elle, nous a écrit une lettre pour nous dire: “Maintenant, ça suffit!”» Nul n’est prophète en son pays…

Téléchargez le pdf Paru dans l'Hebdo du 19.12.2013