Homme d’affaires et consul honoraire de Russie en Suisse, Frederik Paulsen, milliardaire installé dans le canton de Vaud, est un personnage hors norme. Et le premier explorateur à atteindre les huit pôles.
TRAVAILLEUR ACHARNÉ De par sa pugnacité, Frederik Paulsen a fait du groupe Ferring, basé à Saint-Prex, l’un des leaders des biotechnologies. (© François Wavre)
Courir après Frederik Paulsen exige l’endurance d’un marathonien. Vient le jour de la rencontre, enfin. Suivie des entretiens avec ceux qui le côtoient parfois depuis plus de quarante ans. On se dit alors que Frederik Paulsen, ce milliardaire âgé de 63 ans qui a fait du groupe Ferring, basé à Saint-Prex, l’un des leaders des biotechnologies, ce Suédois nommé consul honoraire de Russie en Suisse après avoir reçu l’Ordre de l’amitié des mains de Poutine, l’aventurier qui sillonne les pôles et organise des expéditions uniques en leur genre, Frederik Paulsen, donc, mérite d’être mieux connu. Une personnalité hors norme aussi discrète qu’influente.
Un livre* à paraître début novembre dévoile le parcours de cet homme qui troque volontiers le complet-veston contre l’équipement d’explorateur: en janvier 2013, le Vaudois d’adoption a ainsi atteint les huit pôles. Une première mondiale. Un exploit. Et, pourtant, quand il nous reçoit enfin, Frederik Paulsen répond à nos questions en phrases brèves, dans un français teinté d’un léger accent indéfinissable. Très grand, mince, il observe son interlocuteur d’un air indéchiffrable, lointain. Le signe d’une grande timidité? «Je n’aime pas trop me mettre en avant», explique-t-il. Un euphémisme.
Héritier d’une entreprise fondée par son père, le Nordiska Hormon Laboratoriet, devenu Ferring, Frederik Paulsen ne s’est pas contenté d’entretenir le patrimoine familial. Il l’a fait fructifier. «Quand j’ai repris la direction générale en 1983, son chiffre d’affaires se montait à 15 millions. Aujourd’hui, il est passé à 2 milliards.» Une progression qu’il doit à un travail acharné. Active dans le domaine pharmaceutique (traitement de l’infertilité, urologie, gastroentérologie, endocrinologie et orthopédie), l’entreprise est présente dans une soixantaine de pays et ses produits sont vendus dans une soixantaine de pays. Elle emploie quelque 5500 personnes, dont 650 en Suisse. Directeur du DEV (Développement économique vaudois), Jean-Frédéric Berthoud explique que Ferring est un acteur économique très important dans le canton de Vaud, un poids lourd comme l’entreprise biomédicale Medtronic. Pourquoi s’être installé sur l’arc lémanique? Parce que c’était le conseil d’experts londoniens mandatés pour évaluer soigneusement les avantages concurrentiels de la région. «Ferring fait rayonner notre région, ajoute le patron du DEV. Elle y a non seulement son quartier général, mais aussi des salles blanches où elle produit des médicaments.» Une activité industrielle, donc. Ce qui n’a pas empêché Frederik Paulsen de choisir, il y a trois ans, le New Jersey pour y implanter une nouvelle usine à plus de 100 millions plutôt que Saint-Prex, où il possède pourtant une immense zone à bâtir. Par comparaison à la Suisse, les conditions-cadres proposées aux Etats-Unis se sont de toute évidence améliorées ces dernières années. Et la votation du 9 février ne contribue pas à inverser la tendance.
Frederik Paulsen ne se perçoit pas, cependant, comme un businessman obsédé par la performance. Avec un brin d’autoironie: «Si j’étais un pur homme d’affaires, ma société serait dix fois plus grande qu’elle ne l’est aujourd’hui. J’ai beaucoup d’amis qui passent leur vie à gagner le plus d’argent possible. Ce n’est pas mon but.» Selon le magazine Bilan, l’homme pèse pourtant entre 4 et 5 milliards de francs et occupe la quatrième place parmi les résidents suisses qui ont vu leur fortune prendre l’ascenseur l’année dernière. En Suisse comme dans plusieurs autres pays, l’homme se profile aussi comme un mécène prolixe et généreux.
Ancrage sur l’île de Föhr
Pour comprendre Frederik Paulsen, il faut mettre le cap au nord de l’Allemagne, sur l’île frisonne de Föhr. Le nom Ferring, l’entreprise pharmaceutique créée par le père de Frederik Paulsen en 1950, veut d’ailleurs dire «de Föhr» en dialecte fering. Son grand-père y vivait déjà, il était capitaine au long cours. La famille y possède encore une maison.
Petits, les trois enfants de Frederik Paulsen, deux fils et une fille, y passaient d’ailleurs leurs étés, toujours chez le même paysan, pour apprendre la langue du pays et le travail de la terre, eux qui ont grandi à Paris, dans le Ve arrondissement, où Frederik Paulsen et Anne, son ex-femme, une endocrinologue d’origine suédoise, ont vécu durant dix-sept ans.
Journaliste, ancien directeur éditorial de Tamedia Publications romandes et grand connaisseur de la Russie, Eric Hoesli fait partie du conseil d’administration des Editions Paulsen. Il joue également un rôle de conseiller auprès de l’entrepreneur et mécène. Il a voyagé à plusieurs reprises avec lui: «Si Frederik Paulsen n’était pas né au XXe siècle, raconte-t-il, il aurait été capitaine. C’est un homme attiré par le risque, la découverte, l’espace. Il est comme appelé par le monde, il faut qu’il le parcoure sans cesse.»
Allergique au socialisme
Né en Suède en 1950, Frederik Paulsen, qui porte le même prénom que son père, est le dernier de six enfants (un frère et quatre sœurs). Alors médecin, marié et père de famille, Frederik Paulsen Sr. investit ses économies pour créer sa petite entreprise pharmaceutique. Il tombe amoureux de la chercheuse danoise avec laquelle il travaille. Il divorce, l’épouse et embarque son cadet avec lui. Le jeune Frederik grandit en Suède. A 12 ans déjà, il manifeste une forte et précoce allergie au socialisme à la mode scandinave. «Je n’aimais pas cette mentalité qui veut que tout le monde soit pareil et que tous arrivent au même niveau.» Aujourd’hui, il se définit comme «Manchester libéral». Priorité au mérite et aux compétences. Pour cette raison, il ne souhaite pas voir l’un de ses trois enfants reprendre les rênes de Ferring. Aucun d’eux ne s’y intéresse d’ailleurs. Ainsi, il a confié la conduite de l’entreprise à un autre, Michel Pettigrew, même s’il reste président de Ferring. Un président actif.
Les années «Hair»
Un grand gars au look de hippie, c’est à quoi ressemblait Frederik Paulsen à la fin des années 60. Son ami de jeunesse, Volkert Faltings, fils d’un paysan de Föhr et professeur de linguistique à l’Université de Flensbourg, à la frontière du Danemark, se souvient de leur première rencontre: «Avec sa tignasse, j’ai eu l’impression qu’il sortait de la comédie musicale Hair.» Un gars qui aime faire la fête comme les autres et qui suit des études de chimie à l’Université de Kiel, et de gestion à l’Université de Lund, près de Malmö. Volkert Faltings se souvient qu’étudiant déjà Frederik avait, en dépit de ses apparences, un «flair» pour l’argent, «comme s’il avait le don de le multiplier». Et de constater: «C’est quelque chose qui ne s’apprend pas.»
Um businessman est né
Ses études terminées, Frederik Paulsen se lance dans les affaires. Les relations avec son père sont compliquées. Le jeune homme veut tracer son propre chemin. Pourtant, quand ce dernier lui propose de s’occuper d’une société américaine dans laquelle la famille a des parts, Paulsen Jr. accepte. Bientôt, Paulsen Sr., alors âgé de 70 ans, va le mettre devant un choix cornélien: reprendre l’entreprise familiale ou accepter qu’elle soit vendue. Le fils choisit la première option. A la condition d’être seul aux commandes et unique actionnaire. Marché conclu. Ami de Frederik Paulsen depuis bientôt dix ans, Ibrahim Sharaf – à la tête de Sharaf Group, basé à Dubaï – donne l’une des clés du personnage: si Frederik Paulsen est passionné par les expéditions extrêmes, c’est ce même sens de l’exploration qui a toujours guidé sa vie professionnelle: «Il n’abandonne jamais.»
Diversification improbable
Alors qu’en monomaniaques, beaucoup de dirigeants d’entreprise se concentreraient sur leur business principal, le milliardaire suédois, lui, se lance dans toutes sortes d’affaires. Frederik Paulsen: «J’aime créer des choses nouvelles. Je n’apprécie pas trop de gérer les grandes organisations. Il faut pour ce faire une mentalité qui m’est un peu étrangère et qui implique qu’on se répète.» Une passion pour les nouveaux projets qui semble ne pas avoir de limites. La pharma, avec le lancement de start-up comme Nordic Pharmaceutical et Euro Diagnostica et, plus récemment, à Lausanne, Amring Pharmaceuticals. Et des domaines à première vue assez éloignés de son core business: la production de vodka et de whisky, celle de vins en Géorgie, où il possède un immense domaine. Lecteur assidu, comme son père, le milliardaire a lancé les Editions Paulsen, basées à Paris et à Moscou qui, justement, assurent la publication de sa saga polaire. Il a aussi repris les Editions Guérin, à Chamonix, spécialisées dans les récits de montagne et d’aventures polaires.
Un entrepreneur atypique donc, dont on aimerait comprendre le style managérial et les valeurs. Les témoignages convergent: priorité à la parole donnée et aux relations humaines. Christophe Raylat, coordinateur des Editions Guérin et des Editions Paulsen, raconte: «Il a une mémoire d’éléphant. Avec lui, il ne faut pas être approximatif. Il se méfie des idées trop évidentes, il ne se laisse pas enfermer dans un paradigme. Ce qui explique sans doute son ouverture et sa curiosité toujours en éveil.»
Ancien chercheur chez Ferring, Alexandre Lumbroso, 80 ans et des poussières, insiste sur la relation de Frederik Paulsen avec ses collaborateurs. Distant, peutêtre, mais respectueux. «Je ne l’ai jamais vu renvoyer quelqu’un», affirme-t-il. Trop beau pour être vrai? «Il sait s’entourer, c’est simple.»
Donner, un devoir
Frederik Paulsen a su faire fructifier ses affaires; il consacre aussi beaucoup de son temps et de son argent à des projets philanthropiques. Parmi eux, la fondation pour le patrimoine de l’île de Géorgie du Sud, située au milieu de l’Atlantique, un musée et une fondation sur l’île de Föhr, des cliniques spécialisées dans le traitement de l’infertilité en Russie et l’Académie royale du textile au Bhoutan. Le milliardaire est d’ailleurs proche de la famille royale de ce petit pays d’Asie.
Il passe également des journées entières à examiner les sollicitations des gens qui lui demandent un soutien financier. Comment fait-il face aux profiteurs et aux parasites? «La plupart des gens sont bons. S’ils demandent quelque chose, c’est qu’ils en ont besoin.» Croyant? Religieux pratiquant? «Non, je ne le suis pas, mais j’ai grandi dans la confession protestante. J’ai des devoirs. Aider les autres en fait partie.»
Sa nomination à la fonction de consul honoraire de Russie en Suisse, il la doit aux services rendus à ce pays, dans la région du Grand Nord, à un moment où, perestroïka oblige, l’empire s’effondrait dans l’indifférence quasi générale. Eric Hoesli précise: «Paulsen a continué à soutenir la recherche polaire alors que des zones entières étaient abandonnées.»
Féru d’histoire et de géographie, le Vaudois d’adoption a utilisé son titre pour promouvoir la culture russe, avec ses propres deniers notamment. Et pour s’intégrer dans le canton de Vaud après y avoir vécu cinq ou six ans sans vraiment défaire ses bagages. «J’ai alors commencé à y avoir des amis», et à tisser un important réseau. Un art dans lequel il excelle.
Chère Russie
Dans sa charge de consul honoraire, qui consiste surtout à développer les relations culturelles, scientifiques et sportives entre la Suisse et la Russie, l’homme va très loin. Sans doute faut-il voir dans cet activisme diplomatique et de mécénat un besoin de reconnaissance et d’influence sur le cours des choses. En 2011, c’est la venue du prestigieux Bolchoï – près de 150 artistes sur scène – à Lausanne. La même année, Ferring sponsorise, à hauteur de 3 millions de francs, une campagne d’exploration du lac Léman par des équipes scientifiques internationales, en collaboration avec l’EPFL. Pour ce faire, le milliardaire organise le déplacement spectaculaire de deux submersibles (Mir 1 et Mir 2) de Russie. Objectif: aider à comprendre comment les polluants se répartissent dans le lac et déterminer quelles zones doivent être particulièrement protégées. Frederik Paulsen finance par ailleurs à hauteur de 5 millions de francs, dans le cadre d’un partenariat publicprivé, une chaire à l’EPFL consacrée à l’étude des écosystèmes lacustres.
En 2013, rebelote avec la première journée de l’innovation Suisse-Russie, qui réunit quelque 500 participants au Rolex Learning Center. Une initiative née de la rencontre entre Patrick Aebischer, président de l’EPFL, et Frederik Paulsen. Des universitaires, des industriels, des pionniers de l’internet russes se rencontrent pour débattre et échanger leurs expériences. Avec, côté suisse, le secrétaire d’Etat à la formation, à la recherche et à l’innovation, Mauro Dell’Ambrogio, et le conseiller d’Etat Philippe Leuba.
Frederik Paulsen l’avoue volontiers: il avait autrefois une image fort négative de la Russie. «J’ai grandi en Suède et, à l’époque, la Russie était le pire du pire. Il ne faut pas non plus oublier que Pierre le Grand a écrasé la Suède. Mes attentes envers ce pays étaient donc à – 10 lorsque j’y ai mis les pieds pour la première fois, en 1992-1993.» Et pour quelle raison s’y rend-il finalement? Parce que pour qui, comme lui, se passionne pour les pôles, la Russie est incontournable. «Au fil des expéditions, mes attentes ont grandi.»
Les huit pôles
Si le milliardaire est moins impliqué dans les affaires depuis quelques années, c’est pour se consacrer à l’exploration des pôles. Le livre à paraître relate, précisément, comment il lui aura fallu pas moins de treize ans pour atteindre les huit pôles, tous difficiles d’accès. Un record qu’il aura été le premier à réaliser. Huit pôles? Chaque hémisphère en compte en effet quatre: le géographique, le magnétique, le géomagnétique et celui dit d’inaccessibilité.
Cette passion, il cherche d’ailleurs à la partager. Voilà pourquoi, par exemple, il a embarqué des parlementaires suisses, des conseillers d’Etat, des responsables de la formation, des collègues des milieux économiques et bancaires, affrétant hélicoptères et bateaux spécialement équipés pour le Grand Nord. Le type d’expédition de toute évidence inaccessible au voyageur lambda et qui laisse aux participants des souvenirs éblouis… et frigorifiés.
Avec chaque fois cette soif d’apprendre au contact des gens qu’il invite dans ses expéditions. Y compris des scientifiques de tous horizons qui font invariablement partie du voyage. Thierry Meyer, coauteur du livre sur Frederik Paulsen et rédacteur en chef du journal 24 heures résume: «Il aime partager ces moments où l’on refait le monde dans des endroits impossibles. Il emmène des gens là où l’on ne peut plus mentir.»
Frederik Paulsen ne se contente pas de financer ses voyages au bout du monde. Il s’implique dans leur préparation qui peut parfois durer plusieurs années. Il pratique également régulièrement du sport, avec un coach, pour maintenir sa condition physique. Ses amis racontent qu’il a perdu «une bonne dizaine de kilos» pour être plus fit. Ex-professeur de maths et moniteur de ski, le Français Christian de Marliave est directeur éditorial des Editions Paulsen. Il s’occupe également de la logistique de ses expéditions. «On pourrait se dire qu’avec les années les expéditions que Frederik Paulsen organise sont de moins en moins sportives. Mais c’est l’inverse. Elles le sont de plus en plus. Et il tire son traîneau sur la banquise huit heures par jour et dans le froid, comme les autres.»
Jeune père de famille
Sont-ce les kilos perdus? Sa bonne condition physique? Ou peut-être les effets de l’amour? Frederik Paulsen a en effet refait sa vie avec Olga, une jeune femme qui lui a donné deux enfants, un garçon de 5 ans et une fille qui vient de naître. Le milliardaire semble particulièrement aimer Lausanne. Il a en effet voulu acheter le château d’Ouchy pour y installer son quartier général. Mais la Loterie romande, propriétaire du bâtiment, n’a finalement pas fait affaire avec lui.
Attachée culturelle au consulat de Russie, sa compagne, Olga, est née en Ukraine et a fait des études d’économie à Moscou. Elle accompagne parfois son compagnon lors de ses expéditions, même si elle n’est pas du genre à dormir sous une tente par – 30 °C. Parle-t-on de politique à la maison, et plus particulièrement des affaires du Kremlin? Sûrement. Et dans quel idiome? Si l’explorateur maîtrise à la perfection plusieurs langues, il avoue ne comprendre que 20 à 30% d’une conversation en russe. Membre de la prestigieuse Société de géographie, très concentrée sur la région polaire, Frederik Paulsen y rencontre régulièrement l’homme le plus puissant de Russie: Vladimir Poutine. Il n’en dira pas plus, contrairement à son conseiller Eric Hoesli: «Paulsen n’est pas un «poutinien». Il est même assez critique face au pouvoir russe, à la corruption ambiante. Politiquement, c’est un conservateur.»Conservateur ne veut pas dire routinier, en tout cas en ce qui concerne Frederik Paulsen. Pour 2017, l’homme se fixe un nouveau défi: construire un dirigeable et partir de la Sibérie ou de l’Alaska pour atterrir au pôle Nord. Et que ceux qui ricanent prennent garde: en langage «paulsen», le mot impossible n’existe pas.
«J’ai grandi dans la confession protestante. J’ai des devoirs. Aider les autres en fait partie.» FREDERIK PAULSEN
* «Voyages au bout du froid – Les 8 pôles de Frederik Paulsen». De Charlie Buffet et Thierry Meyer. Ed. Paulsen, 240 p. Parution en novembre.