Sabine Pirolt

Journaliste reporter
Sicile

«Ici, les gens peuvent oublier les réfugiés»

A Caltanissetta, ville au cœur de l’île, la population ne se mobilise pas pour les migrants. Sauf une poignée de bénévoles et une association qui investissent leur temps et leur argent. Rencontres.

reportage réfugiés Sicile

PIAN DEL LAGO Le centre se situe à quelques kilomètres de Caltanissetta. Autour de ce lieu, trois camps qui ne disposent d’aucune infrastructure sanitaire.

Une évidence. C’est ainsi que Giuliana Geraci, 39 ans, explique son travail pour les réfugiés. Assise dans le modeste bureau de l’association Sportello per Immigrati (guichet pour les immigrés) qu’elle a créée en 2005, à Caltanissetta – ville de quelque 60 000 habitants au centre de la Sicile – elle raconte l’aide qu’elle essaie d’apporter aux dizaines de migrants qui affluent chaque mois vers le centre pour réfugiés de Pian del Lago, à quelques kilomètres. Dans la vie, elle est pâtissière. Sa motivation? «Tout simplement aider les gens dont personne ne s’occupe. On ne peut pas tout déléguer aux responsables du centre d’accueil, à la police et à l’église. Mon action n’a absolument rien à voir avec une conviction religieuse. Je n’ai rien d’une dame patronnesse!»

En attente d’expulsion. Tout a commencé en 2004. Durant plus de dix jours, une trentaine d’Africains, secourus par une ONG allemande, se sont vu refuser l’accès aux eaux territoriales italiennes. Finalement, ils ont eu l’autorisation d’entrer dans le port de Porto Empedocle, au sud de l’île, mais les collaborateurs de l’organisation humanitaire ont été arrêtés. Les réfugiés, eux, ont été acheminés au centre de Pian del Lago di Caltanissetta. Ouvert en 1998, ce dernier abrite actuellement un centre d’accueil et d’enregistrement, ainsi qu’une partie fermée dans laquelle des réfugiés sont en attente d’expulsion. Ils peuvent y rester enfermés jusqu’à dix-huit mois, selon Giuliana Geraci. En tout, 400 personnes vivent dans cet endroit. «En 2004, je me suis dit qu’il fallait agir. Au départ, nous étions dix pour fonder l’association. Au fil des années, je me suis retrouvée seule. Mais heureusement, un avocat apporte désormais son aide bénévole et une amie, Santina, est venue me rejoindre.» Les deux femmes paient de leur poche les médicaments qu’elles achètent pour ceux qui en ont besoin. «Beaucoup de migrants ont la tuberculose.»

Trafic d’adresses
L’an dernier, les deux Siciliennes ont remporté une petite victoire pour les migrants. Désormais, ils n’ont plus besoin de fournir une adresse particulière pour renouveler leur permis de séjour. Cette obligation donnait lieu à un trafic lucratif pour les habitants, le plus souvent les propres compatriotes des réfugiés, d’ailleurs. «Selon l’un des trois permis obtenus – international, subsidiaire ou humanitaire – les réfugiés devaient débourser de 300 à 1000 euros pour pouvoir utiliser l’adresse d’un habitant de la région, afin de renouveler leur permis. C’était un vrai marché pour de faux contrats attestant d’un domicile dans la ville! Nous avons approché les autorités de la commune en juin de l’année dernière. En septembre, elles ont donné leur accord pour supprimer cette obligation. Rien n’a été mis par écrit, c’est un accord oral, mais cela marche.» Giuliana Geraci explique aussi son combat pour faire respecter les droits des migrants, notamment celui qu’ils ont de justement les connaître. «C’est un devoir de l’office pour les migrants et nous veillons à ce qu’il soit respecté. De même, ils doivent savoir qu’ils ont droit à un traducteur. La police pensait: “Si nous crions, les migrants vont comprendre!” Evidemment, ce n’était pas le cas…»

Un soutien allemand
Assise sur une chaise, Giovanna Vaccaro écoute parler Giuliana Geraci, tout en répondant à ses e-mails sur son téléphone portable; le travail n’attend pas. Cette travailleuse de rue de 34 ans n’a pas arrêté de courir depuis les deux drames qui ont fait 359 morts, début octobre. Cela fait deux semaines qu’elle a débarqué à Caltanissetta. Titulaire d’un master en coopération internationale, elle est née et a grandi à Milan, mais connaît bien la Sicile pour y avoir passé toutes ses vacances d’été. «Mon père est Sicilien. Jeune homme, il s’est installé au nord pour y trouver un emploi.»

Elle travaille actuellement pour l’association Borderline Sicilia qui défend les droits des réfugiés, documente et donne des informations sur leur situation. Quatre autres collègues font le même boulot qu’elle autour de l’île et à Lampedusa. Le financement est assuré par une église protestante allemande, soit un budget de quelque 400 euros pour se loger, couvrir ses frais de déplacements et de communication. Sa nourriture, elle la finance avec ses économies. «Je préfère travailler pour un projet auquel je crois et ne pas gagner grand-chose plutôt que consacrer dix heures par jour à une activité qui ne me convainc pas.»

Mobiliser la population
Outre ses contacts avec la communauté érythréenne de Palerme, à laquelle elle a communiqué l’emplacement des différents cercueils des victimes des deux naufrages dans les villes et villages de l’île, elle s’efforce depuis deux semaines de trouver des associations qui viennent porter assistance aux vivants. «Mais ici, il n’y en a pas! Les organisations d’entraide s’en fichent. La situation est très difficile; il s’agit de tout mettre en place et de mobiliser la population. Et comme le centre de Pian del Lago est loin de Caltanissetta, qu’il n’y a pas de bus pour amener les réfugiés en ville, les gens peuvent les oublier. Pour eux, le problème n’existe pas.» Giovanna Vaccaro se sent moins seule depuis qu’elle a rencontré Giuliana et Santina. Elles lui ont présenté des amis.

L’un d’eux, une femme, a même accepté de l’accompagner dans sa première visite des trois camps de plus de 200 Pakistanais, Indiens et Afghans – des hommes uniquement – qui se sont formés autour du centre. «Elle m’a dit: “Je suis d’ici, mais je ne me suis jamais préoccupée de cette question.” C’est important que des gens de Caltanissetta commencent à s’impliquer.» La Milanaise a également pu bénéficier d’un soutien inattendu: celui d’un professeur de Chicago venu découvrir le décor de la dernière pièce de théâtre qu’il a traduite (Rumore di acque de l’écrivain Marco Martinelli), un drame sur l’immigration joué au dernier Festival d’Avignon.

Conditions de vie précaires 
Le trio a découvert la situation précaire des migrants qui attendent de pouvoir trouver un lit à Pian del Lago. «Ils dorment à même le sol, sans couverture. Ils n’ont ni toilettes, ni possibilité de se doucher et aucune protection contre les moustiques. Ces hommes sont mangés par les insectes. Lorsqu’ils m’ont vue arriver, ils m’ont demandé si je venais faire des relations publiques. Je leur ai dit: “Je ne peux vous apporter ni argent, ni électricité, ni matelas, mais je peux dire aux autorités que vous existez et leur parler de vos conditions de vie.” Après trois ou quatre visites accompagnées, je pourrai aller seule dans ces camps.» En attendant, les migrants lui ont demandé de revenir un lundi, un mercredi ou un vendredi. Les trois jours où, de 9 à 11 heures, ils peuvent tenter de s’inscrire auprès de l’Office d’immigration, tenu par la police. «Il y a une foule énorme qui fait la queue. Certains attendent dans ces camps improvisés depuis trois mois. Je ne sais pas comment ils font. Et des gens n’arrêtent pas d’arriver.»

 

«Je préfère travailler pour un projet auquel Je crois que consacrer dix heures par jour à une activité qui ne me convainc pas.» Giovanna Vaccaro

Téléchargez le pdf Paru le 24 octobre 2013 dans l'Hebdo
Giuliana Geraci
Une évidence. C’est ainsi que Giuliana Geraci, 39 ans, explique son travail pour les réfugiés. Assise dans le modeste bureau de l’association Sportello per Immigrati (guichet pour les immigrés) qu’elle a créée en 2005, à Caltanissetta