Sabine Pirolt

Journaliste reporter
AMBIANCE

La machine à tuer nos odeurs

Des machines qui mangent les mauvaises odeurs et diffusent des arômes naturels à base d’huiles essentielles font leur apparition dans les bureaux, magasins et autres lieux publics. Quels effluves la société supporte-t-elle encore?

tendance odeurs

EFFLUVES La société occidentale va de plus en plus vers le «pas d’odeurs» et tente d’imposer des normes de «l’olfactivement correct».

«Dans un magasin, c’est connu, ça sent parfois le vieux crabe. C’est la faute à la moquette, aux boiseries et parfois aux clients qui transpirent leur curry», explique en rigolant Alain Jaques, opticien genevois. Mais depuis quelques mois, le propriétaire de Jaques Opticien a trouvé comment combattre les odeurs. Il peut désormais respirer l’air de son magasin à plein nez. Le miracle? Une machine – commercialisée par l’entreprise lucernoise Airomat – qui aspire les mauvais effluves et diffuse des huiles essentielles. «Nous avons choisi deux ou trois essences d’agrumes que nous alternons. Cela amène une touche agréable. C’est un parfum discret que les clients apprécient.» Le Genevois n’est pas le seul à mener un combat contre les odeurs.

Les ventes de la maison Airomat, leader dans le domaine du marketing olfactif en Suisse, ne cessent de progresser: le premier trimestre 2010 montre une augmentation du chiffre d’affaires de 15% par rapport au premier trimestre 2009. Représentant pour la Suisse romande, Bruno Hubacher explique: «Nous avons équipé 350 filiales Raiffeisen, 150 chez UBS, mais également 300 maisons de retraite, des salles d’attente de médecins et dentistes, des mairies, des fiduciaires, des hôtels et des hôpitaux.» Sans oublier, tout nouvellement, des discothèques, interdiction de fumer dans les lieux publics oblige. «Avant, la fumée tuait les autres odeurs. Aujourd’hui, les propriétaires me disent que celle de la transpiration est pire que celle de la cigarette.» C’est ce que confirme Markus Hägi, propriétaire du Happy and Mad Dance Club à Egerkingen dans le canton de Soleure. «Chez nous, les gens viennent pour danser le rock et le fox. C’est sportif. Alors forcément, ils transpirent et on le sent. Parfois même après deux ou trois minutes. Jamais je n’aurais imaginé que la disparition de la fumée aurait de telles conséquences! Avec la nouvelle machine ça pue moins. Mais lorsque l’on se trouve tout près d’une personne, il n’y a pas de miracle…»

Odeurs et émotions.
Si l’on peut comprendre l’installation de tels appareils dans des endroits sans fenêtres où tout le monde s’agite, qu’en est-il des bureaux ou des succursales de banques où l’effort physique suprême est le tapotement des doigts sur un clavier ou l’attente dans une file? Les employés et les clients d’UBS sentent-ils tant que ça? «Les appareils sont installés dans les salles de réunion. Les gens travaillent beaucoup…» explique Jean-Raphaël Fontannaz, porte-parole d’UBS qui assure que lorsque l’air est parfumé, les collaborateurs ont un «sentiment de bien-être» qui favorise leur motivation. «De même, on remarque que lorsque l’air ambiant est favorable, le client reste plus volontiers. Et vu que nous avons aussi des produits à vendre…» Enseignant et chercheur au laboratoire de neurosciences de l’Université de Franche-Comté, Gérard Brand confirme que les odeurs agissent sur l’humeur et les émotions des êtres humains et donc sur leur comportement. Elles peuvent influencer des décisions et des actes d’achats. «Il a été prouvé que les clients restent plus longtemps dans les rayons parfumés de grands magasins.»

Les zones du cerveau responsables de la perception des odeurs et celles qui contrôlent les émotions sont en effet aussi mêlées et interdépendantes que deux régions peuvent l’être. Dans son ouvrage Le parfum du désir (Gutenberg), Rachel Herz, chercheuse à l’Université américaine Brown, cite l’expérience faite dans le métro de New York: des odeurs de chocolat et de pâtisserie ont été pulvérisées dans certains wagons. L’étude cherchait à vérifier dans quelle mesure la présence de ces arômes rendait les voyageurs moins agressifs. La chercheuse a observé que les voyageurs des wagons-tests se montraient deux fois moins enclins que les autres à pousser leurs voisins et faire des remarques désagréables.

Question d’éducation.
De fait, ce qui sent bon pour certains ne sent pas forcément bon pour d’autres. «Dès que l’on sent, on aime ou on n’aime pas, et parfois violemment», remarque Pascal Lardellier, professeur à l’Université de Bourgogne et auteur de Les odeurs nous mènent-elles par le bout du nez? (l’Hèbe), qui explique que l’homme peut reconnaître plus de 10 000 odeurs différentes. Etat de santé, alimentation, hygiène plus ou moins stricte, type de peau, données individuelles et métabolisme sont autant de facteurs qui composent l’odeur d’une personne. Et contrairement à ce que l’on pourrait penser, le goût ou la répulsion pour les odeurs n’est pas inné. «Il y a un aspect culturel dans la perception des odeurs. Pour un bébé qui vient au monde, il n’y a pas d’odeurs agréables ou désagréables. Il va être éduqué à reconnaître les bonnes et les mauvaises odeurs. Il pourrait très bien aimer l’odeur de la transpiration», remarque Gérard Brand. De même, si une personne baigne toujours dans certaines odeurs, elle les sentira moins. Infirmier chef au CHUV, Michel Blanchet confirme que «le nez s’habitue aux odeurs». Il a néanmoins fait installer deux appareils mangeurs d’odeurs en chirurgie septique, un service spécialisé dans le traitement des plaies. C’est plus efficace que les cartons de souliers remplis de mousse à raser disposés dans certaines pièces de l’hôpital pour masquer les odeurs.

Futur inodore?
Les appareils mangeurs d’odeurs seront-ils appelés un jour à faire partie de notre quotidien? Une chose est sûre: nous allons toujours plus vers le «pas d’odeurs». Pascal Lardellier constate: «On ne peut pas admettre que vieillir, travailler, faire du sport, aimer, souffrir, produit des odeurs qui émanent de nous. Elles sont interprétées intuitivement ou en toute conscience par autrui qui nous jugera sur cette base olfactive, souvent mal. Car “sentir”, souvent c’est “puer”. L’Occident a rejeté toutes ses odeurs, toutes nos odeurs, derrière ses horizons moraux.» Hum, ça sent la pensée olfactive pas correcte…

Téléchargez le pdf Paru dans l'hebdo du 27.05.2010