Sabine Pirolt

Journaliste reporter
PSYCHOLOGIE

Quand les ados tuent

Le film «Il faut qu’on parle de Kevin» s’inspire du massacre de Columbine perpétré par deux adolescents. Les parents peuvent-ils prévoir le geste terrible de leurs enfants? Réponses du criminologue Jack Levin.

ados tueurs

FICTION. «Il faut qu’on parle de Kevin», film inspiré du massacre de Columbine, explique la tuerie de 1999 par la monstruosité précoce du meurtrier.

Sur les écrans de Suisse romande, Il faut qu’on parle de Kevin met en scène une mère dont le fils d’à peine 16 ans a tué sept camarades de classe, un professeur et un employé de la cafétéria. Eva essaie de comprendre le geste de son enfant, et tente également d’établir sa propre part de responsabilité. Mais si la monstruosité précoce de Kevin peut expliquer son geste, la réalité, inspirée du massacre de Columbine, est moins caricaturale. Sociologue et criminologue, Jack Levin est professeur à la Northeastern University de Boston. Considéré comme un des spécialistes des tueries, des crimes motivés par la haine (raciale, xénophobe, religieuse, etc.) et des tueurs en série, il est auteur et coauteur de 28 ouvrages sur le sujet, dont plusieurs sur les jeunes gens qui commettent des massacres dans les écoles ou les universités. Il dresse le portrait de ces adolescents qui, régulièrement aux Etats-Unis, défrayent la chronique.

Les adolescents qui commettent des massacres dans leur école ont-ils un profil précis? Oui. Premièrement, ce sont des adolescents qui souffrent de dépression depuis une longue période, une dépression qui a déjà commencé à la puberté. Deuxièmement, ils rendent toujours autrui responsable de leurs malheurs. Ils rejettent la faute sur tout le monde, sauf sur eux-mêmes. En tuant, ils cherchent à se venger des élèves et des enseignants qui, à leurs yeux, sont responsables de leurs problèmes. Parfois, ils s’en prennent également à leur propre famille. Troisièmement, ils sont isolés, vivent loin de la société conventionnelle. Soit ce sont des solitaires qui n’ont pas d’amis, soit leurs copains sont eux-mêmes stigmatisés et à contre-courant. Quatrièmement, juste avant la fusillade, ils vivent une perte, qui à leurs yeux est catastrophique: ils ont par exemple été rejetés par une fille ou harcelés ou humiliés par un autre élève. Presque tous les adolescents tueurs – je ne connais qu’un cas de jeune fille, elle a tué deux camarades – sont victimes de harcèlement par leurs camarades. Finalement, il faut qu’ils aient accès à une arme à feu. La plupart d’entre eux utilisent un semi-automatique.

Dans quel genre d’environnement vivent-ils?
Aux Etats-Unis, ils viennent de communautés sans importance, c’est-à-dire de banlieues ou de milieux ruraux, éloignés des grands centres. Ils ne vivent pas dans de grandes villes et très peu d’entre eux sont pauvres.

Beaucoup de jeunes correspondent à ce profil…
Oui, en effet, des millions de jeunes gens, mais seuls quelques- uns passent à l’acte. Certains élèves sont déprimés, mais ils ne sont pas isolés, car leurs parents sont là pour les aider. D’autres sont les souffredouleur de la classe, mais ils sont sauvés par un enseignant ou par des copains. D’autres encore voudraient tuer, mais ils n’ont pas d’arme. La plupart ne sont pas psychopathes et ne souffrent pas de maladie mentale. Ils ont une conscience, se sentent victimes d’injustice et cherchent à se venger. Ils veulent une forme de justice à l’encontre des camarades qui les ont ignorés ou terrorisés.

Quelle est la part de responsabilité des parents?
On a tendance à jeter la pierre aux parents pour tout ce qui se passe. Dans certains cas, ils sont responsables car ils négligent leurs enfants, mais aujourd’hui, les jeunes jouissent d’une telle liberté que beaucoup de parents perdent le contrôle de leur adolescent. Il y a des cas où le père et la mère ont été massacrés par leur enfant, parce que justement, ils le punissaient. Beaucoup de fils sont plus forts physiquement que leur père. Ce que l’entourage devrait faire, c’est repérer les jeunes qui sont victimes de harcèlement et les envoyer à des professionnels, non parce qu’ils leur font peur, mais dans le but de les aider. De même, on accuse les jeux vidéo. Je ne dis pas que passer des heures à jouer devant son ordinateur est recommandé, mais cela ne pousse pas un adolescent à abattre des élèves de son collège.

Dans le livre et le film, Kevin n’a pas été désiré par sa mère, qui n’arrive pas à entrer en contact avec lui. Très vite, il apparaît comme un petit monstre. Un scénario réaliste?
Non, pas du tout. Cette histoire ne correspond pas à la réalité. Je dirais même que c’est du fantasme pur. C’est du bon vieux Freud. Ce père de la psychanalyse aurait adoré, mais il ne faut pas oublier qu’il a été passablement discrédité ces dernières années…

Avant de commettre le pire, les tueurs donnent-ils des indices à leur entourage?
Oui, parfois les tireurs mentionnent leurs intentions à desc amarades d’école. Ces attaques sont le fruit d’une longue planification, treize mois, par exemple, pour le massacre de Columbine. Mais il n’y a pas longtemps encore, personne ne trouvait «cool» de dénoncer un c opa in aux enseignants ou de rapporter des propos inquiétants à son père ou à sa mère. Et même lorsque la menace paraissait très concrète, qu’un adolescent détaillait son plan à un copain, il y avait peu de chances pour que ce dernier le dénonce. C’était la culture du silence. Cette mentalité a changé ces dernières années, et l’on sait que beaucoup de massacres ont été évités. A Boston, où je vis, on a échappé récemment à deux tueries, grâce à des élèves qui ont donné l’alerte. Les gens prennent les menaces plus au sérieux, les jeunes parlent à leurs parents.

Pourquoi dénombre-t-on plus de fusillades aux Etats-Unis qu’ailleurs?
Même si de telles tueries ont eu lieu en Allemagne, en Finlande et en Chine – on y tue au couteau –, nous avons le monopole du marché. Cela s’explique par la disparition de la communauté. Les Américains déménagent très fréquemment. Beaucoup de personnes sont isolées et n’ont personne vers qui se tourner lorsqu’elles ont des problèmes. Le deuxième facteur est la prolifération des armes dans notre pays. Nous comptons quelque 200 000 millions de révolvers et beaucoup de fusils.

Quelle est la part d’imitation dans ce genre de tueries?
Elle joue un très grand rôle, on parle du phénomène copycat. Plus on parle d’une tuerie dans une école, plus il y aura de risques qu’un élève reproduise le même schéma, avec le même genre d’armes. De 1997 à 2001, nous avons eu une épidémie de massacres dans les écoles. Le premier a eu lieu dans l’état du Mississipi et a inspiré beaucoup de jeunes gens. Ce phénomène a duré jusqu’à l’attaque terroriste du 11 septembre 2001. Les gens n’ont alors plus prêté attention à ce genre de faits divers. Ils se sont concentrés sur les actes de terrorisme. Durant au moins une année, il n’y a plus eu de massacres dans les écoles.

Téléchargez le pdf Paru le 6 octobre 2011 dans l'Hebdo
JACK LEVIN
Criminologue et sociologue, professeur à la Northeastern University de Boston, Jack Levin est un des spécialistes contemporains majeurs des serial killers, crimes de haine et autres meurtres de masse. Il est l’auteur de 28 livres sur la question, dont Mass Murder: America’s growing menace (Berkley).