Sabine Pirolt

Journaliste reporter
PORTRAIT

17 ans, et déjà croque-mort

Le Bernois fait souffler un vent nouveau sur le business de la mort et casse les prix, au grand dam de ses concurrents.

«Je suis atteignable 24h/24, 7j/7. Ça fait trois ans que je n’ai pas pris de vacances. J’aime mon travail. Mon seul loisir, c’est les pompiers». (© Thierry Porchet)

Une vocation précoce. Ces trois mots qualifient parfaitement le parcours de Kevin Huguenin. A 17 ans, cet adolescent compte déjà deux ans et demi d’expérience dans le métier de croque-mort. Mais s’il s’est mis à son compte en sortant de l’école, c’est plus par nécessité que par choix.

Assis à la belle table en bois autour de laquelle il reçoit habituellement ses clients endeuillés, dans un lumineux bureau aménagé avec goût, au centre de Bienne, il raconte son parcours. Sa voix est posée et a le débit lent du dialecte bernois. Il ne parle pas la langue de Molière. «J’ai fini ma scolarité à Berne. On ne nous a pas encouragé à apprendre le français…» Grand, robuste, le cheveu épais, le geste assuré, le jeune homme fait plus que son âge, même si son visage poupin tranche avec son aisance à parler de la grande faucheuse.

Né dans le Seeland, il a grandi, seul, avec sa mère. «Mon père l’a quittée lorsqu’elle est tombée enceinte. Ils tenaient un restaurant. Il était cuisinier. Comme je ne l’ai jamais vu, il ne me manque pas.» Si petit garçon, il rêve de devenir conducteur de grue, ambulancier ou infirmier. Vers 13 ans, il demande à un croquemort s’il peut assister à une mise en bière. Le professionnel est d’accord. A 14 ans, il commence à se renseigner sur cette profession qui, en Suisse, s’apprend sur le tas, aux côtés de professionnels. «Il existe bien une école en Allemagne, mais elle est très chère et les candidats sont très nombreux.» Quelques mois avant de terminer sa scolarité, il contacte donc une dizaine de croque-morts dans la région de Bienne et Berne. Résultat: zéro réponse positive. «Certains redoutaient que, ma formation terminée, je me mette à mon compte. D’autres me disaient: «Vous êtes trop jeune, faites un apprentissage.» L’adolescent a bien trouvé une place d’apprenti agriculteur dans le Seeland, mais au dernier moment il y renonce. «Je me suis dit: «On n’a pas de domaine familial, que vais-je faire, une fois ma formation terminée?» Alors, il se lance et crée une entreprise en raison individuelle. «J’ai tout appris sur Internet et dans des livres. J’ai beaucoup lu sur les différentes religions et traditions d’ensevelissement.»

La mort n’a pas d’horaire
Financièrement, c’est sa mère qui lui donne un coup de pouce. Il a aussi des économies, accumulées lors de petits boulots. Il n’a pas l’âge de conduire? Il s’achète une voiture limitée à 30 km. Autour de lui, une équipe de sept personnes lui donne un coup de main lorsqu’il les appelle, dont un chauffeur pour le corbillard si les clients veulent cette voiture sinistre. Son premier mort? «C’était un vieil homme de mon village. J’étais très nerveux. C’est sa famille qui l’a lavé et habillé. Ils m’ont laissé le temps. On l’a mis dans le cercueil, puis je l’ai amené au crématoire.» Question clientèle, les premiers temps furent durs. Les deux premières années, le responsable du crématoire de Bienne refuse de lui donner une clé, contrairement aux autres professionnels. L’adolescent devait y déposer les corps aux heures de bureau. «Il me trouvait trop jeune. A Berne, la responsable du crématoire m’a demandé: «Tu veux vraiment entrer dans ce bassin à requins?» J’ai dit oui. Elle m’a alors donné les clés.» Ce qui lui a permis de ne pas refuser de mandats. Car la mort n’a pas d’horaire. «Je suis atteignable 24h/24, 7j/7. Ça fait trois ans que je n’ai pas pris de vacances. J’aime mon travail. Mon seul loisir, c’est les pompiers.» Les sorties et les copains? «Je suis un solitaire. A l’école déjà, j’étais différent. Le mobbing, je connais.»

Aujourd’hui, les affaires ont décollé, surtout depuis la diffusion du film que la télévision alémanique lui a consacré, en janvier. «Des gens m’appellent, me disent qu’ils veulent aider les jeunes.» Le Bernois s’est déjà occupé de quelque 80 défunts. «La mort ne me fait pas peur. J’ai créé une sorte de cercle autour de moi qui me protège. Je compatis avec les familles, mais je ne suis pas dans la tristesse. Mettre des gants pour s’occuper des cadavres me permet également de prendre de la distance. Et quand j’ai fini mon travail, je n’y pense plus.» De fait, dans le métier, mieux vaut avoir le cuir dur. Surtout lorsqu’on se met en tête de bousculer les pratiques et de casser les prix. C’est ce que fait Kevin Huguenin, avec l’audace de la jeunesse. «Chez moi, on sait dès la première minute combien ça coûte. Et je pratique le juste prix. Je propose un enterrement clés en main pour 1890 francs.» Saisissant un classeur de présentation des cercueils, il pointe un modèle blanc. «Je le propose pour 1100 francs. Les autres pour 4000 francs.»

Evidemment, la concurrence bouillonne. Il reçoit des téléphones de faux clients qui lui fixent des rendez-vous fictifs. Et il y a quelques jours, un confrère l’a appelé pour le menacer. «Tu fiches la m… à Berne. Tu ne penses pas à ta retraite? Si tu veux nous provoquer, on va t’envoyer quelqu’un pour te casser la figure. A ta place, j’aurais peur.» Le jeune homme fait également souffler un vent nouveau sur la profession: voiture blanche décorée d’une prairie verte et de papillons bleus, faire-part plus joyeux, qu’il se charge de concevoir et d’imprimer, urnes en forme de jolies boules en bois clair, panneaux qui lors des cérémonies permettent d’écrire des textes ou de montrer des photos du défunt. «J’aime mon métier et les oppositions me rendent plus fort.»

 

Téléchargez le pdf Paru le 27/10/2016 dans le Temps
Kevin Huguenin

PROFIL

1999 En février, naissance à Aarberg (BE)

2014 En février, il crée son entreprise de pompes funèbres

2016 En janvier, la TV alémanique lui consacre un documentaire de 20 minutes

2016 En avril, reçoit les clés pour le crématoire de Bienne