Sabine Pirolt

Journaliste reporter
PORTRAIT

“J’ai fait 30 ans de tôle!”

Alors que le nombre de prisonniers ne cesse d’augmenter, celui des gardiens de prison stagne. Portrait d’un homme heureux d’arriver à la retraite.

ALAIN POSCIA Même s’il n’a jamais rêvé de devenir gardien de prison, ce futur retraité de 51 ans aura pratiqué «un métier passionnant». Photo Eddy Mottaz

Une jolie villa d’un étage dans un village de France voisine, à une heure de voiture de Genève. La barrière du jardin s’ouvre automatiquement, au premier coup de sonnette. Sur le pas de porte, un grand gaillard attend les visiteurs. Sourire accueillant et franche poignée de main: bienvenue chez Alain Poscia, gardien de prison à Champ-Dollon. Aussi fine qu’il est imposant, son épouse, Sandra Poscia, sort de la cuisine-salon. Mêmes poignée de main franche et sourire accueillant. Elle aussi est surveillante de prison à Champ-Dollon. A 37 ans, elle compte déjà quinze années de service. A 51 ans, son mari, lui, est à une année de la retraite. «J’ai fait trente ans de tôle», plaisante-t-il à moitié.

Bon salaire, bonne retraite. Il raconte que, dans son entourage, certains sont verts de rage. Et lui disent: «Ce n’est pas possible que tu sois bientôt à la retraite!» Va-t-il vraiment cesser toute activité professionnelle à 52 ans? «Je vais me gêner! Pourquoi toujours vouloir faire quelque chose? Je verrai grandir mes deux petitsenfants. Je vais m’occuper de ma maison, de mon jardin, apprendre l’anglais et voyager.» Depuis 2010 (loi fédérale), il n’est plus possible de partir à la retraite avant 58 ans. Alain Poscia, lui, a bénéficié d’un régime de transition. «Je suis content d’arriver au bout. Dire qu’à une semaine près, certains collègues ont pris six ans dans les dents.»

Le Genevois accepte de parler chiffres sans fausse pudeur. Son salaire brut? Quelque 123 227 francs par année – il est passé gardien chef adjoint il y a six mois – et les frais médicaux sont pris en charge par l’employeur. Sa retraite? 6581 francs par mois. Dès 65 ans, viendra s’ajouter la rente AVS. Un salaire confortable, non? «Oui, mais mon travail les vaut! Il faut des avantages pour attirer des gens dans un métier totalement astreignant. A la fin de la journée, nous n’avons pas volé le patron. Ça pèse, l’enfermement. Et ces couloirs, c’est dur! Nous parcourons une dizaine de kilomètres par jour.»

Dur labeur. De fait, Alain Poscia n’a jamais rêvé de devenir maton. Il travaille depuis cinq ans à la Migros – où il a fait son apprentissage dès 15 ans – lorsque son cousin, alors gardien, lui dit: «Viens à Champ-Dollon!» «Je ne connaissais rien à son métier. J’étais chef de rayon et bien dans mon travail; j’avais des tas de copains.» Son cousin vient le «relancer presque chaque jour», lui parle de la semaine de deux jours et une nuit, des 1000 francs supplémentaires qu’il toucherait, de l’exemption d’armée. «J’ai fait une journée de stage et j’ai signé.» Cette journée-là, il s’en souvient encore. «C’est impressionnant lorsque vous entrez et que le portail se referme. Tout m’a frappé: les bruits, les odeurs. Il y a tout de suite une pression. On n’est pas tranquille. On sait qu’on est en prison.»

En 1985, il fait partie de la deuxième volée qui bénéficie d’une formation. Auparavant, les jeunes gardiens apprenaient avec les plus expérimentés. «J’ai suivi une école durant deux ans, avec les 250 futurs confrères de Suisse romande et du Tessin: les semaines théoriques – cours de psychologie, criminologie, interventions de juges, de policiers – alternaient avec les semaines pratiques, que je passais à Champ-Dollon. Mon premier salaire s’élevait à 3256 francs.»

En tension permanente 
Durant vingt-cinq ans, ses horaires ont toujours été les mêmes: deux jours d’affilée, de 7 heures à 19 heures, suivis d’une nuit et de trois jours de congés. Les gardiens ont un week-end entier toutes les six semaines. «Oui, c’est dur de travailler les week-ends et durant les fêtes quand tout le monde a congé.» Alain Poscia raconte qu’il a perdu des amis à la suite de sa nouvelle orientation, notamment à cause des horaires. «Je n’ai plus que deux copains de l’époque et j’en avais beaucoup. Mes autres amis travaillent tous à Champ-Dollon. Quand on devient maton, on entre dans un microcosme.»Il raconte la tension permanente dans laquelle vivent les gardiens, car «vous ne savez jamais ce qui va se passer la minute d’après», les bagarres dans lesquelles ils doivent intervenir pour séparer ou calmer les prisonniers. «Je n’ai jamais pris de coup, mais ce n’est pas le cas de tous les collègues. Les détenus ont des fourchettes et des couteaux, qu’ils aiguisent contre les murs. Ils ont aussi des rasoirs.»

La nuit de travail commence à 19 heures. Les détenus sont alors tous en cellule depuis une demi-heure. Un peu plus tard, c’est la ronde des médicaments, en compagnie d’un infirmier; elle dure d’une à deux heures. De nombreux prisonniers suivent un traitement. Chaque gardien passe ensuite un certain temps au mirador, puis au téléphone et à la porte d’entrée. Des gens sont mis en prison jour et nuit, il faut les enregistrer, assister à leur douche, fouiller leurs habits.

«Nous travaillons deux heures et sommes à disposition deux autres. Mais il est impossible de dormir. Nous sommes un nombre limité de gardiens pour toute la prison. Certaines nuits sont calmes, d’autres beaucoup moins. Cela peut être l’enfer. Mais de manière générale, il est possible de stopper trois quarts des conflits en dialoguant. Nous y allons toujours à trois, au minimum.»

Certaines histoires commencent sur le terrain de foot l’après-midi, ou même à l’extérieur. «Ils continuent en prison ce qu’ils ont commencé dehors.» Des conflits qui peuvent aussi se poursuivre d’une prison à l’autre. Une donnée essentielle: ne pas mélanger ex-Yougoslaves, Africains et Arabes dans une même cellule. Vu la situation actuelle, «c’est un sudoku permanent». Avec plus de 200% de taux d’occupation, la prison préventive de Champ-Dollon compte en effet 815 détenus, dont 350 ont été condamnés, des hommes qui n’ont théoriquement rien à faire là. Ils attendent une place ailleurs. «Nous sommes quelque 320 fonctionnaires. Il nous manque 80 postes pour être sereins. Cela dit, nous faisons un métier passionnant. Il suffit de regarder Euronews cinq minutes pour se rappeler l’ampleur des problèmes du monde. J’ai très mal vécu le mouvement de revendications au printemps dernier.»

Les temps changent
Malgré cette remarque pleine de bon sens, Alain Poscia ne peut s’empêcher de regretter le passé, pas si lointain que ça d’ailleurs. Depuis les années 2000, la population carcérale a changé. «Avant, huit gars sur dix parlaient français. Nous dialoguions, il y avait un lien. Nous étions un peu leur psy, leur confident. Comme il n’y avait pas la télé, ils nous demandaient les résultats des matchs et nous bavardions. Il y avait un respect mutuel: le détenu était comme vous étiez avec lui. Beaucoup de ceux que nous connaissions, car ils revenaient régulièrement, sont morts. Ils étaient toxicomanes. Aujourd’hui nous sommes contents si un détenu sur dix parle français.» Le Genevois n’a jamais voulu savoir pour quelle raison les prisonniers étaient condamnés. «Cela peut influencer le contact, et ce n’est pas bien.» Les menaces, la haine et les insultes quotidiennes glissent sur lui comme l’eau sur un canard. Mais il n’en rigole pas. «Les agressions contre le personnel sont sanctionnées par dix jours au cachot. Le directeur est intransigeant sur ce point.»

Il craint pour elle 
Alors qu’il raconte sa vie de gardien, sa femme l’écoute attentivement. A-t-elle peur pour lui, elle qui connaît les risques du métier? «Non. Nous avons travaillé dans la même brigade. J’ai vu comment il se comporte et agit. Il est serein, respecte les prisonniers et est respecté. La façon d’être est très importante.» Les choses à ne pas faire? «Mettre une clé brutalement dans la serrure, ne pas saluer lorsque l’on entre dans une cellule. Ça fait toute la différence.» De fait, c’est plutôt Alain Poscia qui a peur pour son épouse, même s’il est rassuré depuis qu’elle ne travaille plus qu’à l’étage des femmes. Lorsqu’ils étaient dans la même brigade, il avait toujours un œil sur elle. «Il y a parfois des frappadingues parmi les détenus. Je tire mon chapeau aux surveillantes qui travaillent chez les hommes. Certains ont peu de respect pour l’autorité en général et les femmes en particulier. Ils leur demandent: “Qu’est-ce que tu fais là? Retourne dans ta cuisine, tu n’as pas à me donner des ordres.” Ils les insultent, les traitent de salope, de connasse et d’enc…» A l’heure où son mari est à quelques mois de la retraite, Sandra Poscia, elle, n’est pas près d’arrêter. Elle aime son métier, car chaque jour est différent. «Et puis les collègues, c’est ma deuxième famille.»

Téléchargez le pdf Paru le 7/11/2013 dans l'Hebdo