Sabine Pirolt

Journaliste reporter
TENDANCE

Génération kiss kiss

Elles se disent «je t’aime», «tu es belle» et n’arrêtent pas de se prendre dans les bras. Pourquoi tout cet amour? La parole aux adolescentes et à ceux qui les côtoient.

Soeurs de coeur Julie, Anaïs, Mélissa et Sarah. La première chose qu’elles font lorsqu’elles se voient le matin? Un câlin. Suivi de beaucoup d’autres dans la journée. Photo Guy Perrenoud

«Je n’imagine pas la vie sans elle. Si elle meurt, je fais une tentative de suicide.» A 12 ans, Sarah, jolie brune aux grands yeux bruns n’a pas l’air de rigoler. Assise à côté d’elle, son amie Anaïs, 12 ans, ne paraît même pas surprise par sa déclaration. Elle commente. «Cela fait cinq ans que l’on se connaît et, depuis toutes ces années, on est les meilleures amies.» Face à elles, Mélissa et Julie sirotent leur soda. Les quatre adolescentes vont dans la même école, à Bienne. Et elles sont amies. Pour la vie.

La première chose qu’elles font lorsqu’elles se voient le matin? Un câlin. Suivi d’un autre lorsqu’elles se séparent dans les couloirs pour rejoindre leur classe respective, puis d’un autre à la récréation lorsqu’elles se revoient. Elles s’en font encore un lorsqu’elles retournent en classe, puis un dernier avant d’aller manger. L’après-midi? On prend les mêmes et on recommence. Un peu exagéré non? Anaïs: «On n’en fait qu’aux amies proches. Ce sont des signes d’affection, ça fait plaisir. Ils me manqueraient si on ne s’en faisait plus.» Après l’école, les échanges continuent bien sûr via Facebook – théoriquement réservé aux 13 ans révolus – Viber ou WhatsApp. A l’heure où presque tous les adolescents ont un smartphone, ou au moins un téléphone portable, instrument qui leur permet d’être toujours connectés à leurs amis, elles se sentent encore plus proches. Les «je t’aime», «je t’adore», «tu es ma meilleure amie pour la vie» fleurissent sur les écrans. Mélissa, 12 ans: «Ces mots, je les dis plus aux copines qu’à ma famille.» Les trois autres approuvent. «Je ferais tout pour elles, car elles sont comme ma famille.» Sont-elles plus importantes que certains garçons? «Des garçons, il y en a partout. Une bonne copine, c’est rare.»

Un cas spécial, Mélissa et ses copines? Pas vraiment. Sociologue, auteure d’une thèse sur la socialisation des adolescents à l’Université de Fribourg, Claire Balleys, qualifie ces échanges de «sentimentalité exacerbée». Elle explique qu’à l’adolescence, l’amitié joue un rôle très important dans la construction de soi. C’est une prise d’autonomie par rapport à la sphère parentale pour dire «je suis capable de recréer des liens affectifs en dehors de ma famille». Elle observe une composante standardisée dans les déclarations d’amour des adolescentes. «On les retrouve à l’identique d’un mur Facebook à l’autre. On peut aussi lire ces formules dans les poèmes qu’elles écrivent. Mais même si les adolescentes se servent d’expressions toutes faites, cela ne veut pas dire qu’elles ne ressentent pas les sentiments qu’elles expriment.»

Sœur de cœur
Et lorsque Mélissa explique que ses amies sont comme sa famille, cela l’étonne-t-elle? «Non, sur Facebook, certaines jeunes filles donnent un rôle à chacun de leurs amis: «Elle, c’est ma grand-mère. Elle, c’est comme ma mère. Et elle, comme ma sœur. Lui, c’est mon frère.» Une grande famille protectrice qui a ses règles bien à elle, dans laquelle les rapports sont hiérarchiques et structurés: ceux qui n’ont pas beaucoup d’amis sont isolés et stigmatisés. «Le succès appelle le succès. Les adolescents aiment et rejettent collectivement.»
Educateur de rue, travailleur social au BUPP, une des 56 structures de la FASe – Fondation genevoise pour l’animation socioculturelle – Humberto Lopes explique en riant sa réaction lorsqu’il a commencé à entendre les adolescentes se dire «je t’aime», «ma besti» (pour best friend), «tu es belle mon amour», «merci ma chérie»: «Les premières fois, je me suis dit: “Qu’est-ce qui se passe ici, c’est la gaypride?” Au premier abord, c’est étonnant cette amitié passionnelle. Mais nous vivons dans un tel monde de violence – je pense aux images des journaux télévisés et aux films – que cette façon de s’exprimer est un moyen pour elles de contrer ça. Elles compensent peut-être également ce qu’elles ne reçoivent pas à la maison.» A quelques mètres de lui, Francesca, Audrey, Mariana, et Alicia, 14 ans toutes les quatre, ne se lancent pas dans les analyses. Elles racontent. Francesca: «Je t’aime, je t’adore, c’est normal de dire ça aux copines! C’est venu comme ça, à force de rester avec les mêmes. On le montre avec des gestes, des bises, en se prenant dans les bras.» Mariana: «Audrey c’est ma sœur de cœur. Je ferais beaucoup pour elle.» Et les compliments, sont-ils sincères? Audrey: «Même si une copine est moche, on lui dit qu’elle est belle. C’est pour être gentille.» Humberto Lopes voit les compliments qu’elles se font comme des ersatz de ceux, inexistants, des garçons. «Ils sont rudes avec les filles. Beaucoup sont dans le paraître. Si leur copine est là et qu’ils sont avec leurs copains, ils ne leur parlent même pas. Ceux qui sont doux et gentils ne sont pas très bien considérés.»

Je te déteste 
Sur Facebook, quand une fille met une photo, c’est rare qu’ils écrivent: “Tu es jolie”. Leur commentaire est plutôt: “Tu es trop bonne”, ce qui est assez négatif. Les filles, elles, écriront: “tu es trop belle”. L’éducateur genevois remarque encore: «Elles s’aiment très fort, mais quand elles se fâchent, c’est très fort aussi. Entre l’amour et la haine, il n’y a qu’un pas.» Audrey approuve: «Oui, c’est vrai!» Les raisons des disputes? Quand l’une raconte «des trucs» sur son amie à une autre qui ne tient pas sa langue. Les meilleures amies du monde deviennent alors parfois les pires ennemies.

Un schéma qu’a pu observer Simon Thévenaz, assistant socioéducatif au Service de la jeunesse de La Chauxde-Fonds. «L’amitié la plus passionnée peut s’arrêter brutalement pour une confession ébruitée, par exemple. Conséquence: les meilleures amies du monde ne se parlent plus et s’évitent.» Le Neuchâtelois de 32 ans raconte l’échange qui a eu lieu, l’été dernier, avec des adolescents de la région d’Orléans, venus pour une petite semaine à La Chaux-de-Fonds. «En quelques jours, les liens qui se sont créés entre les filles étaient très forts. Elles sont plus exubérantes et plus tactiles que les garçons. Elles sont parfois presque hystériques. C’est à se demander si ce n’est pas superficiel parfois.» Evidemment, il préfère qu’elles se disent «je t’aime» et se prennent dans les bras qu’elles ne se bagarrent. «Toute cette culture des “hugs” et des “je t’aime”, cela vient de MTV, une chaîne que regardent encore beaucoup les adolescents.» C’est une des constatations de Claire Balleys. «Les expressions comme “mon bébé” sont une traduction de “hey baby” que l’on entend dans les soaps qui font l’éloge de l’amitié, de la fête et du shopping. Ces feuilletons érigent en modèles toutes les activités de la jeunesse.» La chercheuse rappelle également qu’il existe aujourd’hui moins de barrières par rapport au corps de l’autre. «En 1930, un père ne prenait pas son enfant dans les bras tous les soirs. Les règles de pudeur étaient fortes. Ces “je t’aime”, je les attribue à l’évolution de la société. Dans les médias et les émissions de télévision, l’expression de son ressenti n’a rien à voir avec celle des années 50-60. Aujourd’hui, toute la société va vers l’expression de la sentimentalité et de l’individualité.
De fait, les relations que ces adolescentes développent entre elles ont également quelque chose d’une répétition générale avant le premier acte d’une pièce très attendue: «Je sors avec…». «Les filles sont plus précoces que les garçons. Elles sont plus vite prêtes à être en couple. Dans ces déclarations d’amitié qui sont des déclarations d’amour, elles jouent au couple. C’est un terrain d’expérimentation pour elles», explique Claire Balleys. Du coup, quelle déception quand elles sont vraiment en couple avec des garçons qui ne sont pas à la hauteur, car plus immatures. Les adolescents qui ont une amitié mixte sont les rois. Ce sont ceux qui ont une forme d’assurance, de sociabilité et qui savent parler aux filles.

Effet Skype
C’est le cas de François, Vaudois de 14 ans, le seul garçon d’une bande de cinq super-amis. «Une perle rare», selon Anne-Cécile et Lou Malika qui croquent à belles dents dans un hamburger. On le sent aussi à l’aise que mûr sous ses airs de fin lutin blond. «Il arrive à s’intégrer à notre groupe, il a la sensibilité pour comprendre les filles», raconte Anne-Cécile, 14 ans. C’est le seul garçon qui est très sociable. Tous communiquent intensément par Skype.» Si ce moyen n’existait pas? «On ne serait pas aussi proches. On se dit plus de choses par Skype.» François aussi écrit des «je t’aime». «Ce n’est pas ambigu, c’est de l’amitié.»

Et les parents, de quel oeil voient-ils ces relations passionnelles et ces mots d’amour? Mère de Sarah, Marie Vidalis, 40 ans, parle amitié avec sa fille. «Je lui dis que c’est important d’avoir des amies, mais parfois, je lui dis aussi: “Tes copines, c’est trop. Il faut aussi vivre pour toi.”» Elle ose une question: «Ces hugs, ce n’est pas un peu du show? J’estime à 10% le nombre de copines pour lesquelles ça ne l’est pas.» Elle-même a grandi avec une bande de copines. «Contrairement à ma fille et à ses amies, jamais de la vie nous aurions piqué un garçon à une amie. C’était un pacte entre nous, pour nous éviter les souffrances. Aujourd’hui, leur principal motif de dispute, c’est les garçons. Elles s’aiment, mais elles sont capables de se faire des coups bas.»

Téléchargez le pdf Paru le 24/01/2013 dans l'Hebdo