Sabine Pirolt

Journaliste reporter
Education

Paysan et éducateur à plein temps

TRAVAIL Agriculteurs, les Riedwyl (en haut à droite) et les Zaugg accueillent chez eux des enfants, des adolescents ou de jeunes adultes qui ne peuvent plus vivre à la maison ou dans un foyer. Une solution de remplacement et, pour les paysans, une importante source de revenu. (© Guy Perrenoud)

A 16 ans, Lucas est un jeune homme mince et très pâle. Il a été placé chez le couple Zaugg, des agriculteurs éducateurs d’Eggiwil (BE), il y a cinq jours, en urgence. Timide, il explique. «Cet endroit à 1000 mètres d’altitude me plaît car il est loin de tout. Je suis ici parce que j’ai trop fumé de joints chez ma mère d’accueil. J’avais deux possibilités: aller dans un foyer ou chez des paysans.» Il a choisi la deuxième option, car les foyers d’éducation, il connaît et «c’est pas joli-joli». «J’imagine bien rester une année et je compte aider. J’aime beaucoup les travaux auxquels j’ai participé jusqu’à présent. Plus tard, j’aimerais faire un apprentissage, avoir une vie normale, des enfants. Je vais tout faire pour y arriver. Je n’ai pas de vraie famille: ma mère se droguait. Maintenant, elle boit.»

En Suisse, nombre de bambins et d’adolescents au parcours cabossé sont pris en charge par des familles de paysans. Dans le canton de Berne, 800 enfants vivent en famille d’accueil, dont beaucoup – les statistiques ne le précisent pas – dans des fermes. L’affaire Carlos, ce jeune délinquant zurichois qui défraie la chronique en Suisse alémanique, permet de mettre en lumière un autre type d’accueil. Cela fait déjà vingt ans que Hans et Rosvitha Zaugg s’occupent d’adolescents – en rupture scolaire pour la plupart – ou de jeunes adultes dépendants aux substances. Dans le village d’Eggiwil, l’an dernier, 22 familles, employées par trois organisations différentes, ont accueilli des enfants et des jeunes malmenés par la vie. Dans la commune la plus agricole et la plus pauvre de Suisse – ses 2500 habitants gagnent en moyenne 56 300 francs par année – cette activité est un revenu complémentaire bienvenu qui, suivant les organisations, rapporte un salaire de 3000 à 5000 francs par mois et par enfant.
Les Zaugg, eux, travaillent pour la fondation Terra Vecchia, qui peut compter sur 24 familles d’agriculteurs dans tout le canton de Berne. Selon son vicedirecteur, André Brand, une demi-douzaine de fondations emploient des paysans-éducateurs dans le canton. «Mais même si nous payons moins que les autres, certains agriculteurs nous rejoignent, car nous offrons un soutien au quotidien, contrairement à d’autres organisations.»

Travail intense
En vingt ans, le Zaugg ont accueilli 28 «clients». C’est en lisant une petite annonce dans le journal des paysans suisses qu’ils ont eu l’idée de se lancer. «Dès le début, nous avons été ouverts à toutes les situations. Ce n’est pas le cas de toutes les familles.» Lors du premier accueil, leurs quatre enfants avaient 8, 6 et 4 ans et le benjamin venait de naître. «Nous avons directement été plongés dans l’eau froide. Mais accueillir des jeunes n’a jamais posé de problème pour notre équilibre familial.» Pourtant, au fil des années, le couple en a vu de toutes les couleurs: tentatives de fuite, de suicide, scarifications, insultes. Hans Zaugg: «Je me souviens d’un adolescent qui hurlait toute la journée des chansons qu’il écoutait sur son baladeur. Lorsque je lui ai demandé d’arrêter, il m’a traité de gros lard. Il a fini par être placé au Tessin, où des éducateurs pouvaient mieux le surveiller.» Evidemment, les familles ne sont pas laissées à elles-mêmes. Au moindre problème, elles peuvent demander conseil à la fondation, 24 heures sur 24. En outre, un thérapeute vient leur rendre visite une fois par semaine et organise trois entretiens: un avec le «client», un autre avec le couple et un troisième qui réunit les uns et les autres. Tout ce qui touche aux loisirs et aux relations avec les parents est délégué à Terra Vecchia. «Cela nous enlève beaucoup de pression. Mais certains parents nous téléphonent tout de même. Parfois, ils sont agressifs, car ils pensent que nous sommes leurs concurrents. Nous les rassurons en leur disant que ce n’est pas le cas.»
A la ferme, les jeunes apprennent à mettre la main à la pâte, mais sans obligation. Par la force des choses, ils arrêtent de boire ou de consommer. Souvent, ils n’ont droit qu’à une heure avec leur téléphone portable. Quant au courrier et aux paquets, ils doivent les ouvrir devant le couple. «Nous ne les laissons jamais seuls. Partout où nous allons, ils viennent avec nous, même aux fêtes de famille et parfois aussi en vacances.»

Formation et dialogue
Les Zaugg considèrent leur activité comme un vrai travail, pour lequel ils reçoivent 97 francs par jour, sans mauvaise conscience. «Mais si l’unique but d’une famille est l’argent, cela ne fonctionnera pas. L’accueil demande une présence 24 heures sur 24, 7 jours sur 7.» Leur motivation? «Nous avons de la compassion pour ces jeunes. Sans cela, nous ne pourrions pas les accueillir.Nous nous disons qu’ils sont nés dans la mauvaise famille; 90% ont des parents divorcés.» Avec l’expérience – et grâce à une formation obligatoire de quarante jours suivie sur deux ans par Rosvitha Zaugg, avec examens et formation continue à la clé –, ils ont appris à avoir de la distance. «Nous ne prenons pas tout personnellement. Et, surtout, nous communiquons énormément entre nous. Cela évite de nous faire manipuler par l’un ou l’autre de nos clients.» Et si leurs pensionnaires ont pu profiter d’un environnement sain, parfois pour un séjour de deux ans, les Zaugg avouent avoir beaucoup gagné dans l’aventure. «Nous sommes devenus beaucoup plus ouverts et tolérants.»

Familles examinées
A 3 kilomètres de la ferme des Zaugg, dans un endroit tout aussi isolé, les Riedwyl accueillent également des «clients». Ils travaillent avec la fondation Integration Emmental, qui s’occupe d’enfants de 2 à 14 ans. Actuellement, elle veille sur quinze garçons et deux filles. En 2001, trois ans après sa création, une école à journée continue a été construite à la sortie du village, car seule une minorité – trois élèves actuellement – arrive à suivre l’enseignement public. Septante-cinq postes de travail ont été créés et 20 familles de paysans travaillent pour la fondation.
Sur 100 enfants placés, cinq sont repartis. Son directeur et fondateur, Urs Kaltenrieder, qui est lui-même un ancien enfant placé, explique: «Toutes les familles d’accueil ont des problèmes financiers, mais elles ne doivent pas dépendre financièrement d’un enfant. Le processus de qualification dure une année. Tout est examiné, du casier judiciaire à la santé psychique. Si un membre de la famille va chez un psy, nous voulons savoir pourquoi. Une dépression après un deuil, c’est OK, mais une schizophrénie chronique, cela ne passe pas. Chaque placement est précédé d’une semaine à l’essai: l’enfant comme la famille peuvent dire oui ou non.» Les Riedwyl, eux, se sont lancés en 1998 et, depuis, ils ont accueilli quatorze enfants. «Parfois, nous en avions trois en même temps, comme c’est le cas ces dernières semaines. Certains sont restés durant quatre ans chez nous. La plupart sont issus de familles étrangères et beaucoup ont des parents divorcés. Lorsqu’ils arrivent ici, nous voyons bien que personne ne s’est occupé d’eux depuis longtemps. Certains garçons de 12 ou 13 ans ont un niveau scolaire de 2e ou 3e année.»

Présence continue
La principale qualité des parents d’accueil? «L’amour. On les aime, ces gosses, et ils nous le rendent bien. Il faut aussi faire en sorte qu’ils se sentent bien: qu’ils aient une chambre à eux, qu’ils puissent se servir dans le frigo.» Quatre jours par semaine, ils vont à l’école du matin jusqu’à l’après-midi. Le mercredi, c’est congé. «Nous n’exigeons pas que les enfants aident à la ferme. Parfois, c’est plus important qu’ils soient simplement avec nous et qu’ils jouent avec ce qu’ils trouvent autour d’eux. Ainsi, ils ne font pas de bêtises ailleurs.» Certains enfants rentrent chez eux en fin de semaine. Il s’agit parfois de gérer leur retour. «Quelques-uns en profitent pour faire des bêtises. Un adolescent de 15 ans a même volé une voiture. Il y a aussi des parents qui parlent mal de nous car, si ça marche ici, ils sont jaloux.» Et, au fil des années, quel enseignement ont-ils tiré? «Que bien des parents devraient apprendre comment éduquer les enfants qu’ils mettent au monde…»

 

«NOUS AVONS DE LA COMPASSION POUR CES JEUNES. SANS CELA, NOUS NE POURRIONS PAS LES ACCUEILLIR.» Rosvitha et Hans Zaugg, agriculteurs et éducateurs

 

TÉMOIGNAGE
«Je suis née deux fois»
. A 26 ans, Vlora Zaugg est une jeune femme épanouie. Géomètre de formation, elle vit à Lucerne. Son histoire débute très mal. Ses parents l’éduquent à coups de ceinture et de câbles, comme ses deux sœurs aînées et son petit frère. «Même pour un verre cassé, ils nous alignaient et nous devions tendre nos mains. Si nous les retirions, les coups atterrissaient sur la tête ou le corps. Si nous pleurions, ils tapaient plus fort. En été, je portais des pulls à longues manches pour cacher les marques. Nos parents nous menaçaient de nous renvoyer au Kosovo si nous n’étions pas sages.» Vlora se souvient qu’à 8 ans déjà elle pensait à la mort. «Tous les soirs, je demandais à Dieu de venir me sortir de cet enfer.»
Un jour, une assistante sociale vient la chercher à l’école. Vlora a 11 ans. La famille habite alors non loin de Zurich. Sa sœur aînée (15 ans), qui a surpris une conversation entre ses parents – ils auraient parlé de l’éliminer, car ils disaient ne plus pouvoir en faire façon –, les dénonce. L’adolescente sait qu’il y a des armes à la maison. Elle craint pour sa vie. Les parents sont mis en prison. Vlora est placée en urgence dans une famille au sein de laquelle elle pourra beaucoup parler. «J’ai eu trois mois pour me préparer à ma nouvelle vie sur la montagne.» Sa nouvelle vie commence le 7 avril 1998, jour de son arrivée chez Dora et Ueli Zaugg, à Eggiwil. Ils n’ont pas d’enfants et c’est leur première expérience d’accueil. «C’est ma deuxième date de naissance. Nous fêtons cet anniversaire chaque année.» Vlora est accompagnée de son frère de 9 ans. Ses premiers souvenirs? «Je me demandais si j’étais au bout du monde. Je n’avais jamais vu autant de neige de ma vie. Il faisait très froid, mais les paysages étaient magnifiques.» Au fil des mois, la fillette craintive et timide qu’elle était commence à s’épanouir. «J’avais trouvé ce dont je rêvais depuis toujours: des gens qui m’aimaient et me soutenaient.» Sortis de prison, ses parents désirent la voir. Les rencontres se passent sous surveillance, dans un endroit prévu à cet effet. «C’était une torture, car ils essayaient de me manipuler, me disant: «Personne ne t’aime là-bas, ce couple ne fait ça que pour l’argent. Tu seras renvoyée lorsque tu auras fini l’école.» Ma mère pleurait et comme je l’aimais, j’avais mauvaise conscience. Je ne savais plus quoi penser, leurs paroles m’inquiétaient.»

Un travail de 24 heures sur 24
Contrairement à elle, son petit frère accepte de retourner chez ses parents après deux ans. «Mais il est mort à 13 ans, dans un accident. Quant à mes sœurs aînées, elles ne se sont jamais adaptées à leur famille d’accueil.» Vlora fera toute sa scolarité à l’école publique. «J’ai perdu mon accent zurichois en trois mois au profit du bärndütsch. Je voulais absolument m’intégrer. Depuis le jour où je suis arrivée à Eggiwil, je n’ai plus prononcé un mot d’albanais.» Vlora reste trois ans seule avec les Zaugg; par la suite, ils accueilleront d’autres enfants. Au début, partager Dora et Ueli est dur pour elle. Mais plus elle grandit, moins elle est jalouse. «Ceux qui disent que les paysans font ça pour de l’argent se trompent. C’est un travail de 365 jours par année, 24 heures sur 24. Il arrivait que des enfants dorment mal ou que des adolescents s’enfuient la nuit. C’est dur de vivre à la montagne pour une ado. J’ai aussi eu ma période rebelle. Dora en a vu de toutes les couleurs avec moi. Lorsque je pense à ce que je pouvais lui dire, j’ai honte…» Aujourd’hui, Vlora se dit qu’elle a eu énormément de chance dans la vie: «J’ai pu choisir ma mère et mon père.» Elle a en effet été adoptée par les Zaugg et est devenue Suissesse. Ses parents «biologiques», comme elle les appelle, sont au courant, mais ils font mine de l’ignorer. Ils ont d’ailleurs été contraints de quitter le territoire suisse. «Je suis totalement intégrée à la famille Zaugg. J’ai des oncles, des tantes et des cousins. Et je retourne souvent à Eggiwil voir mon père et ma mère.»

Téléchargez le pdf Paru le 12 /09/2013 dans l'Hebdo