Sabine Pirolt

Journaliste reporter
Reportage

Sur la route avec Janika Sprunger

La jeune cavalière suisse se déplace de concours en concours avec un monstre blanc de 21 tonnes. Rencontre entre deux étapes pour découvrir une championne et son univers.

Il est midi et demi, ce mercredi du mois d’octobre. Un immense horse truck, camion de 18 m 75 pesant 21 tonnes, occupe la moitié de la cour du centre équestre Galms, à Lausen, dans le canton de Bâle-Campagne. Janika Sprunger, 27ans, et son père, Hans-ueli Sprunger, 61 ans, s’apprêtent à mettre le cap sur Chevenez, dans le canton du Jura, pour un concours de saut international deux étoiles. Dans les bagages des Sprunger, presque un inventaire à la Prévert: sept chevaux, un petit chien, des caisses de matériel contenant des selles et des brides, des couvertures, des bottes de paille et de foin, de grands paquets de copeaux, des granulés, un conteneur vert rempli d’aliment concentré, une fourche, une brouette, un arrosoir. La jeune femme emmène sa cavalière et la groom de ses che-vaux, toutes deux Suédoises. Son père, lui, est accompagné de sa palefrenière tchèque. Les meilleures montures de la jeune femme, Aris et Uptown Boy, restent à domicile. A la géné ration montante de faire ses preuves. Ufo, Faith, Egie et Grand Cooper ne se font pas prier pour monter dans le camion. Acascia, en revanche, joue à l’âne têtu. Quelques essais plus tard, et la voilà «encamionnée». Un cinquième cheval franchit la rampe. Paroles vives échangées entre Janika et son père: un étalon à côté d’une jument, il y a mieux comme choix pour un voyage détendu. Une groom amène une autre monture. Un ange passe. Et la porte du camion est rabattue.

Fine silhouette dans sa culotte d’équitation et sa veste matelassée bleu cobalt, Janika grimpe lestement les marches pour se mettre au volant de l’élégant monstre blanc orné d’une tête de cheval dont le bout de la crinière est symbolisé par cinq étoiles, une création graphique de Janika. Bienvenue dans son monde: celui des concours de saut, dont les plus gradués, justement, ceux qui affichent cinq étoiles. Cette fille d’un cavalier ex-champion suisse de saut et d’une prof d’équitation a grandi entourée de chevaux. Son grand frère, un ex-footballeur professionnel, lui, n’est jamais monté à cheval.

Premier concours à 8 ans
Janika avait 8 ans lorsqu’elle a participé à son premier concours, avec un poney. Au fil des ans, elle a enchaîné les tournois et parcouru bien du chemin. Depuis qu’elle a terminé son gymnase et passé sa maturité, à 21 ans, elle se consacre entièrement à son sport. Son plus beau succès? Elle répond sans hésitation: «Ma deuxième place au Grand Prix Rolex d’Aix-la-Chapelle en 2013. C’était comme une victoire.» Aux Championnats d’Europe de Herning, en 2013, elle a décroché une septième place en individuel avec Palloubet d’Halong. Le selle français était alors la propriété de Georg Kahny, ami de longue date de Hansueli Sprunger et mécène principal de Janika. L’homme d’affaires bâlois l’a cédé pour 11 millions de francs à Jan Tops, qui l’a ensuite revendu à un Qatari. Une transaction record. Une année auparavant, Janika Sprunger décrochait la médaille d’or au Championnat suisse, catégorie élite, à Schaffhouse. Assise au volant de son 21-tonnes, la jeune femme met le moteur en marche et entreprend de reculer pour accrocher la remorque au camion. Posté derrière le véhicule, son père veille au grain et la guide grâce à des gestes précis. Encore quelques centimètres et le tour est joué. Le wagon est accroché, les deux derniers passagers peuvent embarquer, Geena et Bonne Chance. Janika redescend du camion. Ce sera tout pour aujourd’hui. Quand elle le peut, elle laisse volontiers le volant à son père. D’autant que ce horse truck est davantage l’univers de ce dernier. D’ailleurs, sur la porte avant, le nom de Hansueli précède le sien. Une dérogation aux règles de galanterie, non? «Cela ne me dérange pas, c’est juste ainsi. Mon père se sent si bien dans ce camion qu’il le pré fère à l’hôtel pour dormir. Il a sa télévision et regarde souvent du sport.» Si c’est lui qui s’oc- cupe des détails techniques, la décoration intérieure est cependant signée Janika Sprunger. La cavalière a bon goût: elle a misé sur les tons beiges et bruns, et choisi un tapis shaggy ultratendance.

Sur les routes d’Europe
Cet engin, les Sprunger l’ont acquis il y a une année pour 800’000francs. «Auparavant, nous avons roulé pendant deux ans avec un autre camion. Comme mon père lui trouvait quelques défauts, nous l’avons revendu à un autre cavalier.» Il est temps de mettre le cap sur Chevenez. La jeune femme prend le volant de sa voiture noire. Elle conduit aussi naturellement qu’elle respire. Tout en jetant de temps à autre un rapide regard sur son GPS intégré, elle parle de sa vie de cavalière. Les Sprunger participent à une trentaine de compétitions par année dans toute l’Europe. «C’est super, mais c’est une vie très fatigante. Il y a telle- ment de matériel à charger et à décharger. Parfois, nous arrivons chez nous dans la nuit, après un long trajet, et le lundi matin il faut se lever car les chevaux veulent manger… Il m’est arrivé de partir seule et d’être huit heures sur la route. Alors, quand je suis trop fatiguée, je m’arrête pour dormir.» Angleterre, Danemark, Dublin, Suède ou sud de l’Espagne, lorsque le trajet dure plus de dix heures, le convoi stoppe dans une écurie, sorte d’hôtel pour chevaux avec des box à disposition. «Ils peuvent boire, manger et nous avons la possibilité de les faire bouger un peu.» Lorsque son père est au volant, Janika est le plus souvent assise dans le siège derrière lui ou dans la partie salon. «Je regarde des DVD et je lis un peu.» Lorsqu’il lui reste un peu de temps libre, Janika Sprunger met le cap sur les Pays-Bas, où s’est établi son petit ami, un cavalier italien. «Nous montons, sautons et cuisinons ensemble. Il a de bons chevaux. Et c’est inté- ressant de voir leur évolution chaque fois que j’y retourne.»

La jeune femme raconte l’importance que revêtent ses amis, qui n’ont rien à voir avec le milieu équestre. «C’est appréciable d’être avec des gens pour qui je suis une personne comme les autres et non une cavalière. Dans ce milieu, on est mesuré à l’aune de ses suc- cès. Si l’on fait de bons résultats, tout le monde est sympa. Mais parfois on ne réalise pas de bonnes performances…» Qu’à cela ne tienne. Janika mise sur l’avenir et la forma- tion des jeunes chevaux, ce qui demande énormément de travail et de patience. Che-venez est le terrain idéal pour savoir où ses chevaux Bonne Chance, Geena et les autres se situent.

Le village est en vue
Janika et son père arrivent au même moment, même s’ils ont pris des routes différentes. Première préoccupa- tion: débarquer les montures et les installer dans les box abrités sous de grandes tentes. Puis toute l’équipe se transforme en coolie, vidant le camion et une deuxième remorque remplie de bottes de paille et de foin. Janika fait sa part de travail, tout comme Hansueli d’ailleurs, qui balaie énergiquement les écuries ambulantes. Une vraie fée du logis. Tout doit être prêt, car demain la compétition commence.